La vie du Prophète romancée par Nadia Yassine.
La vie du Prophète romancée
« En ce temps de déroute et de
doute où la communauté musulmane a besoin plus que jamais de se ressourcer,
j'écris cette série. Je me base sur des faits réels et des personnages centraux
véridiques mais je laisse libre court à mon cœur pour rapporter à la façon
d'une femme la vie du Prophète (sws). Mon but est de le faire aimer et de
permettre à la jeunesse habituée au style cinématographique de lire son épopée
sans se lasser. J'espère aussi présenter une alternative qui permettrait de
nous réapproprier notre Prophète (sws) que les caricatures aussi extrémistes
les unes que les autres (autant celles du rigorisme musulman que celles de
l'intolérance occidentale) nous a confisqué. Puisse Dieu l'envelopper de sa
Paix et le Saluer toujours ...
Chapitre I : Une aube pas comme les autres…
Un cri déchira la nuit de Makka
qui rendait l’âme à une aube naissante. Une frêle silhouette jaillit d’une
maison pour se fondre dans l’obscurité hésitante de ce petit matin béni. Les
pieds de Thouwayba touchaient à peine le sol. Son souffle, au rythme de ses
enjambées, fendait l’air encore repu de la fraîcheur de la nuit.
La grande artère qui menait vers la maison d’Abdelmoutalib lui sembla
interminable. Son couvre-chef retenu par un serre-tête flottait au vent, se
confondant au nuage de sable que ses pieds nus soulevaient dans leur course
effrénée vers la maison du Maître.
Elle croisait çà et là des êtres
matinaux que le clair-obscur de l’aube teintait à peine de ses couleurs.
C’était les gens de sa condition, levés plus tôt que les maîtres pour le
bien-être de ceux-ci. Grâce à eux, lorsque le premier dard du soleil pointera,
les tables seront servies, l’eau sera puisée, le repas de la journée, déjà sur
le feu…
La grande maison du Maître fut
bientôt ébranlée par les coups vigoureux frappés à la porte par Thouwayba.
Quelques minutes plus tard, qui semblèrent une éternité à la jeune femme en
sueur, Abdelmoutalib en personne ouvrit l’immense portail donnant sur une cour
où se mêlait l’odeur d’une fournée de pain à celle du fumier de chevaux. Sa
torche éclairait son visage de patriarche interloqué. La messagère distingua
derrière celui-ci des ombres aux regards fiévreux rivés sur elle. Une nuée
d’esclaves la scrutait avec curiosité, tapis dans l'hésitation du jour levant.
Le patriarche l’aurait certainement
giflée en d’autres circonstances, pour l’avoir dérangé dans son sommeil,
mais ce matin-là, tout son être l’interrogeait. Les nombreux serviteurs,
déjà
au labeur, attendaient, eux aussi, la sentence. Tous les habitants de la grande
demeure avaient partagé l’attente de l’heureux événement.
Abdoullah, le fils chéri de la
famille, celui que Abdelmoutalib faillit sacrifier à la naissance, était mort
quelques mois auparavant laissant son épouse enceinte.
Thouwayba haleta, le souffle coupé
par sa course effrénée :
"Maître, Maître, c’est un
garçon!"
Le vieil homme, fidèle aux
traditions de la noblesse arabe, ne laissa pas transparaître son émotion. La
manifestation de la joie et les youyous étaient réservés aux femmes et aux
petites gens ! Les chevaliers arabes et les hommes de haute condition
comme lui ne se laissaient pas emporter par de si basses expressions.
Combien pourtant, aujourd’hui, il
aurait aimé être poète. La poésie était la seule expression permise aux hommes
de sa caste pour décrire l'indicible sentiment qu’une telle nouvelle suscite
dans l’âme. Mais il avait toujours été trop occupé par le rôle prestigieux
accordé à sa famille depuis la nuit des temps : mettre l’eau au service des
visiteurs de la construction sacrée laissée par Abraham et Ismaël. Cela
exigeait de lui des devoirs d’hospitalité et de diplomatie qui lui prenaient
toute son énergie et tout son temps. Les vagues de pèlerins n’arrêtant pas de
gonfler et de les envahir, cela devenait très difficile de trouver et de servir
de à volonté l’eau à tous.
Malgré tous ses efforts pour
garder un visage impassible comme il sied aux grands de la tribu, ses traits
furent illuminés. Thouwayba y détecta aisément la trace d’un immense bonheur.
Elle connaissait son grand cœur et la moindre ridule sur son beau visage racé.
Certaines s’étaient effacées subitement comme autant d'indices d’une
effervescence inavouée de son âme de père aimant et n’ayant pas fait le deuil
de son fils adoré. Le nouveau-né semblait y avoir déjà trouvé une place de
choix où se nicher.
La stature imposante du Maître
fut parcourue d’une imperceptible vibration lorsque les youyous stridents
déchirèrent le ciel de Makka auquel l’aube donnait des reflets métalliques.
Surgis de nulle part, comme par enchantement, ces manifestation sonores de la
joie féminine retentissaient, fusant sans trouver d’obstacle dans ce désert
d’Arabie. Le cosmos semblait s’en saisir pour les essaimer aux quatre coins de
la terre.
Abdelmoutalib, saisi d’un
vertige, avait de plus en plus de mal à garder son masque de haut dignitaire.
Il s’appuya de sa main robuste sur le cadran de la grande porte sculptée à
l’effigie de Lat, sa déesse de prédilection.
L’heureuse nouvelle avait circulé
dans la maison et une agitation sans nom s’était emparé de tous. Des fenêtres
s’ouvrirent et l’aube de ce lundi matin prit des allures de fête. Après
le drame d’Abraha et l’atmosphère malsaine laissée par lui, Makka semblait
délivrée de sa chape de plomb par la venue de cet enfant. Du moins ce fut le
sentiment de la grande maison.
Des femmes surgirent des
nombreuses chambres qui ouvraient sur la grande cour, la bouche embrasée de
joyeux youyous. D’aucunes étaient dans de simples tuniques écrues, les cheveux
hirsutes ou tressés en de lourdes nattes; d’autres portaient des tenues plus
élaborées comme si elles étaient déjà prêtes pour les festivités. Celles aux
robes courtes et très simples couraient dans tous les sens vaquant déjà aux
travaux ménagers, tandis que les autres s’approchaient d’Abdelmoutalib.
Tétanisé de bonheur, le vieil
homme, regardait Thouwayba comme s'il ne l'avait jamais vue. Une femme d’une
certaine corpulence, rejoignit Abdelmoutalib. Sa main possessive, ornée de
bijoux en or, posée sur l’épaule de celui-ci indiquait que c’était la maîtresse
de céans.
Elle ne put réprimer ses larmes
de joie en apprenant qu’Amina avait mis au monde l’enfant d’Abdoullah, la chair
de sa chair. Contrairement à son noble époux, elle se laissa aller à l’émotion
de ces instants très rares où les femmes sont heureuses d’être des femmes.
Puis elle ordonna qu’on lui amène
son ample voile noir, ayant hâte de courir vers sa bru et son petit-fils tant
espéré et attendu . Abdelmoutalib ne trouva rien à redire. Le moment était trop
exceptionnel pour qu’une femme, même noble, ne sorte pas de son khidr (lieu
réservé aux femmes).
Les femmes nobles en ce temps-là
ne se mêlant pas à la populace, Fatéma bint Amr n’était pas sortie depuis des
lustres. Elle ne sortait que lovée dans son hawdaj (litière) aux rideaux tirés,
à dos de chameau et avec sa garde de robustes esclaves autour d’elle.
La vieille femme emboîta
empressement le pas à Thouwayba dans les ruelles inondées d’un soleil naissant
mais semblant déterminé à frapper très fort. Elle était sûre de son guide. Les
esclaves avaient l’habitude de traîner dans les rues et cette fille était très
débrouillarde. Elle l’avait emprunté à son autre bru pour la mettre au service
d’Amina, le temps qu’elle accouche.
Les deux femmes allèrent ainsi,
l’une couverte de la tête au pied, craignant l’opprobre d’être découverte
marchant dans les rues comme une vulgaire femme de basse condition; l’autre, le
décolleté au vent, les mollets nus, le cœur léger. Certes, beaucoup de femmes
nobles sortaient aisément mais Fatéma était de l’ancienne génération et la
tradition de sa famille était intransigeante sur cette bienséance !
Abdelmoutalib, se remettant de
son émotion contenue, se prépara à rejoindre son épouse. Il voulut juste
laisser le temps aux deux femmes de faire disparaître toute trace de la mise au
monde et ne point surprendre trop tôt ce mystérieux monde intime des femmes. Il
fallait présenter l’enfant mâle à la tribu devant la Kaaba avant que ne finisse
le jour.
Le patriarche prit soin, avant
d'aller à la découverte de l'enfant, de donner des ordres aux domestiques sur
le qui-vive, en essayant de garder une voix monocorde et de jouer
l’indifférence. Rabbah, le vieux et fidèle serviteur, le surprit, cependant, essuyant
une larme fugitive. Il feignit n’avoir rien vu et se contenta d’échanger un long
regard avec ce maître qu’il savait magnanime et plein d’humanité derrière sa
carapace de traditions figées. Dans l’œil du vieil homme vacillait une lueur
nouvelle. La flamme qui s’était éteinte à force de pleurs secrets depuis la
mort de son bien-aimé s’était ravivée.
Le branlebas des préparatifs alla
très vite bon train. Les esclaves chargés des immolations savaient ce qu’il
convenait de faire. Dans quelques heures, toute la tribu des Qoraych allait
venir présenter ses vœux à la plus noble des familles avant le rituel de la
Kaaba où le grand-père, à bras le corps, lèvera très haut sa progéniture devant
la maison du Dieu d’Abraham et les totems l’avoisinant et demandera leur
protection. Les Qoraychites feront des pas de danse virils, l’épée en main pour
honorer leur nouveau membre.
Le Maître était la générosité même et refusait de renvoyer ses
hôtes sans les avoir nourris. Une rude journée attendait les domestiques mais
ils étaient heureux car tous regrettaient le plus jeune fils de la maison qui avait
été comme un baume dans leur rude existence, un modèle de modestie et de
miséricorde. Tous avaient hâte de voir son enfant . Tous pressentaient cette
aube comme étant une aube pas comme les autres…
Chapitre II : Le Prénom du Bienaimé
Amina avait l’aspect d’une
défunte dans son linge blanc, couchée sur une natte dont une maigre couverture
atténuait la rudesse. Assoupie, le teint blême, la tête penchée, elle avait le
front ceint d’une étoffe verte qui détonnait avec la noirceur de sa longue
chevelure serpentant sur ce qui lui tenait lieu d’oreiller. Dans le calme de la
chambre, se mêlait une odeur agréable d’origan à celle de la terre battue du
sol qu’on avait fraîchement arrosée.
Fatéma bint Amr y fit irruption
comme un souffle chaud laissant pénétrer à ses trousses les rumeurs naissantes
de la cité et la clarté franche d’un soleil nouveau-né. Le front en sueur,
essoufflée, elle se précipita, trop empressée de prendre son petit-fils dans
ses bras pour s’enquérir de la santé de sa génitrice. Aucune attention ne fut
non plus accordée aux deux femmes, silencieuses et attentionnées, assises au
chevet de l’accouchée.
Elle n’avait d’yeux que pour ce
petit berceau qu’une troisième femme veillait au coin de la modeste pièce. Les
quelques rayons que laissaient filtrer les rares ouvertures placées haut dans
les murs en pisé, s’étaient agglutinés autour de cette petite couche d’osier
soigneusement tressée et suspendue à des branches agencées comme un trépied .
Un ballet de fines particules
dorées tournoyant tout au long de ces éclats de lumière lui annonça la luminosité
de l’enfant tant désiré. Ses mains tremblantes soulevèrent la petite créature
qui a tenu une si grande place dans son cœur avant même sa venue au monde. Elle
serra l’enfant sur son cœur comme si elle n’en avait jamais eu. Le petit
dormait à poings fermés, enveloppé de la tête aux pieds dans un morceau
d’étoffe précieuse. C’était ce drap même, fait de soie et de fil d'or, qui
avait couvert le petit corps d’Abdoullah à sa naissance. Fatéma en avait fait
don à la veuve de son fils pour le moment béni où elle accoucherait de la chair
de sa chair.
Son cœur menaça de s’arrêter
lorsqu’elle découvrit le visage de celui-ci. Un gémissement, presque une
plainte sauvage, lui échappa. La face du petit semblait un morceau de lune sur
lequel pleuvaient les particules scintillantes des rais de soleil filtrant à
travers les fentes du mur!
Amina, que l’expression ébahie de
sa belle-mère inquiéta, ouvrit grand les yeux et interrogea d'un regard
fiévreux ses accoucheuses. Fatéma Takaffya, celle qui avait aidé presque toutes
les femmes de Makka à enfanter, la rassura en tapotant son épaule frêle.
L’autre accoucheuse, une très jeune esclave d’un teint d’ébène et d’une grande
beauté, remonta sa couverture en lui chuchotant quelques mots rassurants. Elle
s’appelait Baraka.
Fatéma bint Amr, son trésor dans
les bras, était seule au monde. Rien ne comptait plus ! Un petit rire nerveux
la secouait toute entière tandis que des larmes fondaient sur sa forte poitrine
ornée d’un collier en or massif marqué à l’effigie d’al Ouzza, sa déesse
préférée. Elle luttait comme il se peut contre cette frénésie sans nom qui
s’était emparée de tout son être. Son doigt rouge, tanné par le henné, se
promenait sur le front du nouveau-né avec une douceur inattendue de la part de
cette maîtresse femme.
Ployant de tendresse, elle
rapprocha son visage du cou de l’enfant et le huma d’une façon animale. Ses
larmes redoublèrent et son corps en fut secoué de plus bel. L’odeur du
nouveau-né, mélange subtil et grisant d’un ici et d’un ailleurs projeta
douloureusement Fatéma dans un autre temps. Ce n’était plus l’enfant d’Amina
qu’elle serrait sur son cœur, mais bien l’esprit et la chair de son Abdoullah,
mort depuis sept lunes. Ses entrailles en furent retournées comme si elle venait
elle-même tout juste d’accoucher. La pièce tournoya, habitée soudain par le
djinn du souvenir amer.
Le moment était intense. Amina,
vidée de ses forces, suivait la scène, les yeux mi-clos, le cœur lacéré, les
traits tirés. Les autres femmes ainsi que Thouwayba eurent aussi du mal à
réprimer leur tristesse. Elles retenaient leurs larmes comme elles le pouvaient,
pour ne pas accabler la pauvre accouchée plus qu’elle ne l’était.
Ne pouvant plus réprimer son
émotion, la vieille femme éclata en sanglots. On aurait dit le jour de la mort
d’Abdoullah. C’était des sanglots prenants, complaintes déchirantes sourdant
d’un cœur en lambeaux. Les arabes avaient un qualificatif particulier, propres
aux mères qui perdaient leurs enfants. Leur chagrin sévissait au plus profond
de l’âme, si profond qu’il en devenait utérin. On disait la mère ‘’taklae’’.
Seules les femmes pouvaient comprendre cette douleur maternelle et y compatir
réellement. L’adjectif en fut réservé à la gente féminine et aux douleurs
viscérales où le chagrin est si poignant qu’il en devient physique,
insurmontable et parfois fatal.
Thouwayba vint vers elle, le
visage affligé de compassion, la soutint en l’enlaçant tendrement d’un bras et
l’invita à s’asseoir aux côtés de sa belle-fille. Celle-ci, vaincue aussi par
l’émotion, s’était abandonnée aux larmes qui roulaient silencieusement sur ses
tempes livides pour aller imbiber l’oreiller d’une profonde tristesse.
- ''Voyons fille de Amr,
maîtresse de Makka et épouse de son maître, tu es notre modèle à tous, dit
Takaffya, faisant bonne figure. Ne sois pas triste et n’attriste pas ta pauvre
belle-fille!''
L’accoucheuse, tout en lui
parlant, clignait de l’œil et agitait les mains, lui faisant ainsi signe
discrètement que l’état de sa belle-fille était inquiétant. Ce n’est qu’à ce
moment que Fatéma se rendit compte du peu de tact dont elle fit preuve. La
vieille femme se pencha alors vers Amina, son précieux butin dans les bras,
déposa un baiser reconnaissant sur sa joue glacée, mêlant sa sueur et ses
larmes à celles de la jeune mère. Caressant son avant-bras, elle lui murmura à
l’oreille comme pour lui dire des secrets. La jeune accouchée lui serra la main
en réponse, trop faible pour proférer une parole ou même pour ouvrir les yeux.
Fatéma bint Amr posa avec douceur
le bébé sur ses jambes croisés en tailleur, ôta de son poignet un lourd
bracelet en or et l’enfila autour de celui d’Amina. Celle-ci, d’un souffle ému,
embrassa les doigts rouges et soignés de sa belle-mère. La vieille femme retint
la fine main toute moite de sa belle-fille dans la sienne que de belles bagues
finement ciselées embellissaient. Leurs mains liées telles un pont de tendresse
abritaient le petit corps de leur enfant. Elles restèrent ainsi, le temps d’un
soupir, le temps d’une larme, le temps d’un souvenir :
- ''Mère, dit faiblement alors
Amina sans ouvrir les yeux, pourrais-tu raconter à Mohammad l’histoire de son
père ?''
Fatéma sursauta, lâchant
brusquement la main de sa belle-fille qui retomba mollement sur la couverture.
- ''Mohammad ? Qui est Mohammad ?
Tu l’as appelé Mohammad? Quel est ce prénom bizarre ? Personne dans la tribu
des Koraych, pourtant bien grande, ne s’appelle Mohammad!''
Elle avait repris son rôle de
belle-mère, oubliant sa première émotion :
-''De plus, c’est son grand-père
et ses oncles qui doivent lui donner un prénom, c’est comme ça dans la
tradition arabe et dans notre noble famille ! Depuis quand les femmes
donnent-elles des prénoms à leurs nouveaux nés ?!!''
Baraka crut bon de répondre à la
place d'Amina, voyant qu’elle était de plus en plus pâle et éprouvée.
- ''Maîtresse Fatéma, dit-elle,
prenant son courage à deux mains, maîtresse Amina a vu un songe! Quelqu’un lui
a ordonné de le nommer ainsi!''
Fatéma dont le sang ne fit qu'un
tour, lui rétorqua, semblant ne l’avoir vue qu’à l’instant même ; comme si
Baraka était jusqu’à ce moment invisible à ses yeux :
- ''Voilà maintenant que les
esclaves se mettent à se mêler des affaires des maîtres ! Que fais-tu là
morveuse !? Allez lève-toi et va t’occuper de ce qui te regarde ! C’est bien la
fin du monde, les esclaves ne savent plus se tenir devant les maîtres. Allez,
que restes-tu là à me regarder effrontément ?!''.
Elle interpella Thouwayba par la
même occasion ainsi que Rayhana, l’autre esclave qui se tenait au chevet du
nouveau-né lorsqu’elle entra et qui se tenait coite et discrète pourtant :
- ''Allez, du bon vent, filles de
basse souche ! Préparez à Amina quelque chose de nourrissant à manger au lieu
de rester collées ici pour colporter les ragots !! Viens là Thouawyba ! Je
crois que tu as un bébé ? Non ?''
- ''Oui maîtresse : c’est Masrouh
!'' s’empressa de répondre la jeune négresse en se rapprochant docilement de la
vieille femme dont le visage devenait cramoisi de colère et de chaleur.
- ''Tu l’allaites encore ou bien es-tu
juste bonne à courir les rues de Makka ? Heureusement que ton maître
Abdelmoutalib ne dormait pas vraiment tout à l’heure et qu’il revenait juste de
la Kaaba où il a appris la nouvelle. Tu crois que c’est toi qui lui as appris
qu’Amina accouchait ? Fille de nulle part !! C’est pour ça que tu prends tes
grands airs ''.
- ''Oui maîtresse, je l’allaite''
lui répondit Thouwayba, penaude et surprise par ce revirement soudain de la
grande maîtresse. Courbant l’échine, elle
s’agenouilla devant elle, les mains légèrement levées devant son visage pour
parer un éventuel coup. Elle n’osa pas lui dire que Abdelmoutalib l’avait
affranchie il y a quelques instants lorsqu’elle lui annonça la bonne nouvelle.
Elle continua à être esclave dans ses gestes mais dans son cœur, un vent de
liberté soufflait. Combien même elle aurait voulu avir l’attitude d’une femme
libre , elle n’en avait pas les moyens . Son mari et elle étaient indigents et
leur pays, très lointain. Fatéma criait :
- ''Allaite le petit, mauvaise
graine ! Je veux qu’il soit repu, le temps qu’on lui cherche une nourrice dans
la campagne. Amina n’a pas assez de lait, c’est visible à l’œil, de plus elle
est trop faible. Approche, approche, vilaine négresse !''.
Thouwayba, tremblante et résignée,
se pencha plus encore vers la vieille femme. Fatéma enfouit sa main dans le col
échancrée de l’affranchie et tâta sa poitrine à pleine paume comme on tâterait
le pis d'une chèvre. Elle la retira, dégoulinant de la sève qui nourrira pour
un temps l’enfant et en parut fort satisfaite. La moue à la bouche et le mépris
dans le geste, elle essuya ses doigts dans la tunique rapiécée de la pauvre
fille.
La jeune femme lui dit tout en se
laissant faire, les yeux rivés sur le sol qui avait bu toute l’eau dont on
l’avait arrosée quelques heures avant :
- ''Très bien grande maîtresse,
permettez-moi juste d’aller en avertir mon maître et seigneur, votre fils à qui
j’appartiens, Abdoulouzza. Ma maîtresse Arwa n’était pas très d’accord pour que
je vienne assister Amina tout ce temps-là ! Maîtresse ! Maintenant qu’elle sait
qu’elle est délivrée, ils me rosseront de coups ! Vous savez combien elle est
cruelle !''.
- ''Tais-toi vipère, vociféra
Fatéma bint Amr, réveillant l’enfant ! Tu oses parler ainsi de ma belle-fille
et devant moi ! Je sais vos moqueries et tous les ragots que vous colportez sur
son avarice. Elle reste votre maîtresse ! Va annoncer à mon fils la naissance
de son neveu et reviens vite. Dis-lui que c’est sa mère qui te l’a ordonné. Ne
va pas traîner dans les souks encore… Allez ! Sinon c’est moi qui vais te
fouetter, fille dévergondée ''.
Les trois esclaves s’empressèrent
de sortir, fuyant le courroux de la grande maîtresse ! Elles savaient l’humeur
changeante de cette femme depuis la perte de son fils. Fatéma se tourna alors vers
sa belle-fille tout en berçant le petit que ses cris avaient effrayé :
- '' Amina, tu vois ce que fait ta
gentillesse avec ces filles ! Tu es trop bonne ! Il ne faut pas leur donner de
l’importance et leur raconter tes secrets. Elles sont tout juste bonnes à
recevoir des coups !!! Alors ce songe, poursuivit-elle sur le même ton ?
Raconte-moi''
Takaffiya, compatissante et
inquiète, vint au secours de sa parturiente dont les joues rosissaient sous
l’effet d’une mauvaise fièvre et de cette scène de violence verbale. Elle
répondit d’une voix douce à Fatéma tout en mettant un linge humide sur le front
d’Amina :
- ''Amina a vu dans son songe que
quelqu’un lui disait être enceinte du meilleur des humains et que son fils
allait avoir un destin hors du commun. Elle se vit ensuite, accouchant d’une
lumière qui allait atteindre les confins de la terre. Une voix lui ordonna
alors de l’appeler Mohammad (celui que l’on loue) et lui annonça qu’au Ciel il
s’appelait Ahmad (le plus loué).''
L’heureuse grand-mère frissonna
malgré la chaleur torride qui s’insinuait sournoisement dans la pièce à mesure
que le temps s’écoulait et défiait toutes les mesures prises pour la garder
fraîche. La rumeur courait chez les tribus juives que dans le Livre du dieu
d’Abraham, un prophète était sur le point de paraître parmi les fils d’Ismaël.
Elle resta plongée dans ses
réflexions, soudainement calme et absente. Un souffle glacé parcourut son
échine en sueur. C’était trop d’émotions pour un seul matin ! Elle baissa la
tête vers le chérubin pour jeter un regard chargé d’une nouvelle curiosité.
Ecartant doucement les pans de tissu, elle scruta le beau visage du petit qui
s’était rendormi.
Il n’y avait pas trace de
prophète ! C’était bien son petit-fils ! Ni plus, ni moins ! Il était certes
d’une beauté singulière mais Abdoullah, son père, avait aussi un visage d’ange
à sa naissance. Elle l’observa, attendrie et rassurée. Takkafiya la regardait
faire du coin de l’œil.
Subitement, ses lèvres teintes à
l’écorce de noyer s’entrouvrirent doucement laissant voir une dentition
parfaite. Une syllabe puis d’autres s’en échappèrent dans un murmure inaudible.
Comme pour mettre à l’essai ce prénom sur ce petit visage qui faisait chavirer
son cœur, elle se chuchotait : ’’Mo..ha..mmad’’.
Elle leva alors ses yeux embués
de larmes, mêlant joie et tristesse et de façon inattendue, décréta d’une voix
de pythie qui annoncerait une décision irrévocable ou révélerait un secret
enfoui : ’’Mohammad fils d’Abdoullah, oui, Mohammad fils d’Abdoullah’’ (le fils
de Abdoullah).
A ce décret, des youyous crépitèrent. Amina éclata en
sanglots .
Chapitre III : Un grand-père comblé
Des voix masculines se firent
entendre dans l’enceinte de la modeste maison d’Amina. Les visiteurs
toussotèrent afin de signaler leur présence aux femmes. C’était la tradition de
respect faite à celles de bonne condition afin de ne point les surprendre dans
des attitudes dont elles auraient à rougir.
Amina reconnut la voix de son
beau-père. Elle sursauta puis ramassa son peu de force , essayant de s’assoir.
La bienséance arabe voulait qu’une femme de bonne éducation ne reste pas
allongée en présence de la gente masculine. Seules celles que l’on appelait par
convention "les femmes aux drapeaux rouges" avaient de tels
comportements. Elle s’adossa lourdement au mur de terre battue.
La fièvre avérée lui donnait un
teint de pêche. Takaffiya lui jeta un pan de sa couverture sur les épaules.
Jamais Amina ne fut aussi belle. Elle rayonna de fierté lorsque ses yeux de
velours se portèrent sur le fruit de ses entrailles, endormi dans les bras de
Fatéma et son cœur de mère frétilla tandis que son âme dansait avec les étoiles
ignorant les affres de son corps endolori.
Elle se promit de se consacrer à
ce soleil venu écarter les lourds nuages laissés par la mort de son époux tant aimé.
Les traits de son enfant étaient très réguliers et il était aussi beau que son
père. Elle lui trouva une petite ressemblance avec son oncle Hamza mais aussi
un peu avec ses frères à elle. Il était Hachémite et cela suffisait pour dire
toutes les qualités. Son petit Mohammed chéri allait être beau, fort, intelligent,
débrouillard et courageux.
Abdelmoutalib poussa la porte,
accompagné de son fils Aboutalib.
- "Que les trois cents
soixante dieux de la cité te protègent ma fille! Qu’Allah particulièrement
mette mon petit-fils sous sa haute protection et le protège des envieux et des
mal intentionnés !" dit-il d'un ton bourru qui contrastait avec la lueur
de joie qui vacillait dans ses yeux.
Aboutalib, intimidé par la force
du moment, répétait après lui en écho, à cours de mots propres à lui, en
changeant "petit fils" par "neveu". Il avait plus de mal à
contrôler son émotion que son père. C’est qu’il aimait tant son petit frère
Abdoullah! C’est lui qui lui avait appris à monter à cheval et à user de
l'épée. Il lui avait appris aussi à faire des comptes.
L'homme luttait, les lèvres
tremblantes, pour retenir une larme rebelle. Un chevalier ne pleure pas et
encore moins si c’est un fils d’Abdelmoutalib, noble des nobles, maître des
maîtres de Makka!
Le patriarche parlait à sa
belle-fille mais ses yeux, aimantés, couvaient le petit tas d'étoffe que sa
femme tenait entre les mains. Celle-ci prit des airs de louve prête à attaquer
quiconque s'approcherait de son petit. Elle penchait son buste et s'arc-boutait
comme pour protéger le précieux ballot des convoitises. Le patriarche ne tint
plus. Il oublia son statut de maître vénérable et se précipita dans un geste
pathétique vers la chair de sa chair.
Takaffya eut un rire étouffé en
voyant les deux époux se disputer l’enfant. Elle se sentit vite gênée,
cependant, de voir le maître de Makka, le cœur à nu ; lui, si distant et si viril
d'habitude. Elle prétexta d’aller chercher Thouwayba pour allaiter l'enfant, se
pencha vers Amina, lui chuchota des secrets de femmes puis prit congé, laissant
la famille savourer l’instant. La jeune-femme lui dit, d'une voix lasse, de ne
pas tarder. Aboutalib lui glissa gauchement, au passage, une pièce d'or dans la
main.
Abdelmoutalib laissa alors libre
cours à sa joie, riant d’une voix rauque et tremblotante. La jeune mère,
combattant la faiblesse, le regard fébrile, se régalait de cet enthousiasme qui
la rassurait sur l’avenir de son fils. Abdelmoutalib était si attendrissant
avec sa longue barbe blanche et ses gestes maladroits de grand-père comblé !
Fatéma bint Amr regardait quant à
elle, mi-figue mi-raisin, cet époux si peu démonstratif envers elle. C'était la
première fois qu'elle le voyait aussi euphorique à la naissance d'un de ses
descendants. Elle en fut intriguée et même un peu jalouse puis se trouva
ridicule et se dit que Mohammad était son petit-fils à elle aussi. Elle aurait
peut-être eu raison de l’être si c’était Hala, la deuxième femme de son mari,
ou l'une des nombreuses concubines, qui en était la grand-mère.
Abdelmoutalib prit l'enfant dans
ses bras avec des gestes d’une douceur insolite venant d'un corps aussi robuste
et de mains aussi imposantes. Fatéma put voir sur son beau visage buriné par
les vents arides du désert, une expression qu'elle ne lui vit jamais
auparavant. On aurait dit que celui-ci, penché sur le petit Mohammad, dégageait
une lueur étrange. Son cœur palpita d’une manière qu’elle avait oubliée, après
tant d’années de mariage. Bizarrement, la clarté de l’enfant semblait avoir
déteint sur son vieux compagnon. Le temps s’effaçait soudain, touché par la
grâce.
Abou Talib, aussi interpellé que
sa mère par cette irradiation soudaine, s'approcha de son père. Sa tête enturbannée
bouscula celle d’Abdelmoutalib et leurs souffles se mêlèrent dans la
contemplation béate du benjamin de leur grande et prestigieuse famille.
Une bouffée de fierté envahit
Amina, s’ajoutant à celles que la fièvre lui faisait subir. La barbe noire et
bien taillée du jeune oncle et son turban aussi sombre que celle-ci faisaient
un heureux effet avec le visage du vieil homme, auréolé par les boucles
argentées s’échappant de son serre tête vert. Amina crut qu'elle faisait un de
ses nombreux rêves de félicité comme elle en eut souvent durant sa grossesse.
Une rumeur mêlant des voix
d’enfants à celles de femmes en liesse se fit entendre dans la ruelle sur
laquelle donnaient les ouvertures de la chambre.
Les deux hommes se ressaisirent.
Abdelmoutalib ne put s’empêcher de déposer furtivement un baiser sur les lèvres
pourpres du nourrisson qui, chatouillé par le poil dru de son grand-père
éternua et se mit à gigoter. Son oncle le prit alors des mains du patriarche
amusé et le remit à Fatéma, non sans l'avoir, à son tour, embrassé
fougueusement. La petite créature se mit à geindre, bien réveillée par
l’étreinte et par la faim.
Abdelmoutalib eut à peine le temps
de sortir une grosse bourse en tissu où tintaient des pièces d’or pour la
déposer au côté d’Amina, qu’une dizaine de femmes chargées de dons et d'enfants
firent irruption. Il avait recouvré sa froideur de patriarche inaccessible.
Ajustant son turban, serrant l’étoffe qui lui servait de ceinture, il se prêta
aux baisemains de certaines parmi les visiteuses. Un regard indifférent jeté
aux autres, il sortit, avec majesté. Abou Talib quitta la pièce sur ses pas,
l’air naturellement princier, la tête haute.
Ils auraient voulu s’éterniser
auprès de leur cher nouveau-venu mais ils ne voulaient point entraver les
politesses et les rituels féminins. Amina devait se reposer et le petit devait
être allaité. Ce n’était pas vraiment la place des hommes, cette ambiance de
maternité toute fraîche! Ils viendront le soustraire à ce monde féminin , en
fin de journée , pour le rituel de la Kaaba.
Etourdis par l’effet magique de
cette affection qu’ils portaient désormais dans leurs cœurs pour ce petit être
solaire, ils s’éloignèrent dans le silence. L’odeur du nourrisson, glanée dans
leur baiser de tendresse, les enivrait plus encore que le meilleur vin de Makka
, celui qu’ils buvaient dans la taverne d’Abousamra le boiteux.
Contournant les nombreuses idoles
qui peuplaient la vallée, les deux hommes arrivèrent sur la place mythique où
Abraham avait dressé la maison de son dieu . C’était une petite bâtisse au toit
précaire et délabré que recouvrait du tissu copte poussiéreux. Les quelques
mecquois qui étaient près de ses murs s’écartèrent en les reconnaissant.
Abdelmoutalib et son fils
ressentaient le besoin de remercier la force occulte qui leur avait préservé
une part de leur cher disparu. Ils savaient comme, beaucoup d’arabes
d’ailleurs, qu’Allah, le dieu d’Abraham, était un dieu très puissant. Le
patriarche avait cependant vécu un fait qui ne lui laissait plus aucun doute.
Quelques mois auparavant, il
avait reçu l’émissaire d’Abraha ''au nez coupé''. Il était venu lui annoncer
que ce roi, qu’un mecquois avait mis en grande colère en maculant d’excréments
la Kaaba qu’il avait construite en Abyssinie, allait sévir et détruire ce point
de pèlerinage. Ce tyran voulait faire de sa propre cité le lieu central de
toutes les pérégrinations d’Arabie.
Abdelmoutalib n’avait pas eu d’autre
choix que de ruser pour tenter d’intimider l’envahisseur, aux portes de Makka.
Le sachant chrétien très pieux et craignant le dieu d’Abraham que sa religion
reconnaissait, il tenta d’interpeller en lui sa foi. Non pas qu’il voulait
abandonner la Kaaba à ce despote, mais que faire contre une armée invincible ?
La nouvelle leur était parvenue qu’il avait des animaux plus imposants que
trois chameaux et plus forts que mille guerriers invincibles.
Le patriarche avait répondu à cet
émissaire déterminé que seule sa propre fortune le préoccupait. L’émissaire lui
avait répliqué comme il le prévoyait : "je te parle de détruire la Kaaba
et tu me parles de tes minables bestiaux. Tu es un piètre chef de tribu
!". Abdelmoutalib lui avait alors répondu solennellement : "je ne
suis maître que de mes chameaux ! La Kaaba a son maître, il la défendra".
Tout son corps frissonna .
Quelles ne furent sa crainte et
ses angoisses lorsque l’armée du "roi sans nez" fit son entrée au
cœur de Makka malgré sa ruse. Tous croyaient que c’était la fin de leur cité.
Une fois la Kaaba détruite, les Qoraychites n’avaient qu’à chercher une autre
contrée pour s’y installer. Allaient-ils devenir la risée des poètes : la pire
punition que les destins pouvaient prescrire à de fiers guerriers et à la tribu
la plus noble ! Mieux valait s’enterrer vivants comme les filles indésirables
que certains arabes tuaient de cette façon à la naissance.
A ces souvenirs , Abdelmoutalib
eut un regard appuyé vers le ciel où le soleil s’échauffait pour le zénith à
venir. Il dit alors à son fils qui était plongé dans ses propres réflexions, le
front posé sur les pierres de la Kaaba, le visage encore irradiant du bonheur
d’avoir serré une partie de son frère disparu dans ses bras :
-"Tu sais, mon fils ! Je
vais t’avouer une chose !"
Abou Talib, en fils révérencieux,
écouta son père avec vive attention en ouvrant grands ses yeux très noirs de
Hachémite :
- "Oui, père !"
- "Tu sais, lorsque la
terreur s’était saisie de nous, alors que la terre de Makka tremblait sous les
pattes des montures de l’armée d’Abraha ?! J’ai fait un vœu ! Je ne croyais pas
vraiment que le dieu de la Kaaba allait intervenir !"
Abou Talib regarda son père,
l’air étonné :
- "Je croyais, père que
c’était une certitude !"
Abdelmoutalib secoua sa crinière
argentée, émouvant dans son attitude d’humilité et reprit d’une narration
marquée de silences :
- "Non, je n’y croyais pas
trop… J’ai envisagé le pire ! J’ai alors fait une prière… qui venait du fond de
mon cœur… Je n’ai jamais été si sincère avec aucune des divinités… J’ai prié…
Allah, le dieu d’Abraham !"
- "Qu’as-tu demandé ô
vénérable père ?"
Le vieil homme eut une hésitation
et regarda autour de lui, de crainte que quelqu’un ne l’entendît et ne pensât
de lui qu’il radotait. Depuis qu’il avait senti ce petit corps chaud entre ses
mains et qu’il avait cueilli cette senteur de jasmin sur les lèvres du bébé, il
avait ce besoin de parler de son vœu :
- "J’ai demandé à Allah de
me donner un signe… si... le Prophète… dont parlent les juifs et les chrétiens...
est entre nous. Je lui ai dit… si ce Prophète est un Hachémite, alors qu’il
envoie du secours à son clan".
Aboutalib était abasourdi ! Son
père continua :
- "A ce moment précis, le
ciel s’était noirci et les mystérieux oiseaux survolèrent notre cité. Chaque
mecquois avait pu voir cette nuée de volatiles surgis de nulle part survoler
leur maison. Les cris de l’armée du "sans-nez" nous parvenaient
jusqu’au fond de nos demeures. Lorsque le silence régna, je sortis ainsi que
tous, comme tu le sais et nous découvrîmes les soldats qui restaient de l’armée
en fuite, défigurés par un mal inconnu".
Abdelmoutalib était en sueur.
D’un air embarrassé, il tourna son visage buriné vers son fils, le fixa un
instant puis se décida à poser la question qui le taraudait depuis que ses yeux
se posèrent sur le nouveau-né :
- "L’enfant de… Abdoullah !
Serait-ce lui ? Serait-ce le Prophète espéré ?"
Abou Talib eut froid dans le dos malgré le soleil de Makka. Au
lieu de répondre à l’interrogation de son père, il ne sut pourquoi, un violent
sanglot le secoua.
Chapitre IV : Halima
Nadia Yassine - 29/01/2010
Le grand souk de Makka était envahi de poussière et de bédouins. Quelques
dromadaires habitués aux horizons infinis, blatéraient à qui mieux-mieux dans
cet espace surpeuplé qui contraignait leurs mouvements. Thouwayba se frayait un
chemin tant bien que mal entre les cercles formés autour des marchands aux
étalages colorés.
Un groupe d’hommes, vociférant
autour d’un marchand d’esclaves, se disputait les enchères d’une esclave à la
peau très blanche. Plus loin, un marchand d’étoffes peinait à arracher sa
marchandise des mains des jeunes mecquoises friandes des tissus yéménites.
Elles les posaient à même leurs bras pour en voir l’effet sur leur carnation,
riaient aux éclats, se congratulaient les unes les autres.
Thouwayba aurait tant aimé les admirer de près. Elle avait mis assez d’argent
de côté pour pouvoir acheter un rouleau safrané qu’elle coudrait de ses mains
mais elle n’avait ni le temps ni la tête pour çà. Elle était là afin de trouver
une nourrice pour le petit Mohammad.
A l’évocation de ce petit être,
son cœur se remplit de reconnaissance. Cet enfant, sans le savoir, avait fait
pour elle ce dont elle n’avait jamais rêvé. Lorsqu’elle annonça sa naissance à
son maître Abdoulouzza, celui-ci l’avait affranchie. Non pas qu’il ait été
joyeux comme les autres oncles de Mohammad, mais il était soulagé que ce soit
un garçon.
Sous l’influence d’Arwa, son
épouse, il était devenu si différent des autres enfants d’Abdelmoutalib. Elle
avait entendu souvent cette sorcière lui siffler à l’oreille que si Amina avait
une fille, il faudrait l’enterrer parce qu’une orpheline ne peut que souiller
l’honneur de la famille plus tard. Thouawayba avait prié les dieux de la cité
d’épargner à Amina, cette femme de cœur, les méchancetés de sa belle-sœur.
Abdoulouzza était tellement
soumis à l’influence de cette mégère, qu’il aurait été capable d’exécuter cette
sentence, ne serait-ce qu’en cachette. La terrible Arwa aurait jubilé de voir
Amina souffrir la perte de son enfant comme elle jubila le jour de la mort
d’Abdoullah. Elle évita soigneusement de se mettre de la cendre sur la tête et
de se frapper les joues comme les autres femmes lorsque la nouvelle arriva.
Elle faisait semblant de sangloter lorsque Fatéma, sa belle-mère, et ses filles
s’attardaient à la dévisager.
Thouwayba marchait, la tête
haute, grisée par son statut tout frais de femme libre. Ses pensées
vagabondaient. Il y a quelques jours, la pauvre Amina dont la santé se
détériorait de jour en jour, n’eut plus aucune goutte de lait à donner à son
bébé. Elle-même avait pris sa relève mais malgré son lait abondant elle
n’arrivait pas à répondre correctement aux besoins de trois nourrissons à la
fois. Abdoullah l’enfant d’Abdoulassad, et Masrouh son propre fils, ne
laissaient au bébé d’Amina que peu de sa substance vitale.
Abdelmoutalib s’était chargé de
sa bru et de son bébé. C’est lui qui, aujourd’hui, lui a ordonné de chercher
une nourrice pour l'enfant.
Le grand-père a décidé de placer son petit-fils dans une famille bédouine des
environs de la cité comme il est de coutume chez les familles riches de Makka.
Les montagnes qui entourent la vallée empêchent les nuages de poussière de
s’échapper et rendent l’air tellement vicié que les enfants en souffrent
souvent, s'ils n’en meurent pas. Il a jugé que le petit Mohammad ne grandissait
pas assez bien. Son père, à son âge, était beaucoup plus robuste. Amina a
beaucoup pleuré mais elle finit par se plier à la volonté du dieu de la Kaaba auquel
elle avait voué son fils.
Thouwayba avançait sous le soleil
brûlant. Elle avait acquis des sandales en cuir de chèvre et en était très
heureuse. C’était la première marque de son ascension sociale.
Depuis son affranchissement, elle
s’occupait de menus travaux auprès des dames nobles de Makka qui appréciaient
son savoir-faire et la payaient généreusement. Elle avait pu s’acheter aussi un
peu de tissu pour se confectionner une robe décente comme celles des femmes
libres. Elle pouvait à présent cacher ses mollets très maigres et sa poitrine
que l’allaitement gonflait à outrance. Elle n'en était pas peu fière de cette
acquisition merveilleuse, mais restait amère cependant, voyant comment les
regards avaient changé envers elle. Elle se dit que ce monde était trop
influencé par les apparences et plein de cruauté !
Malgré sa liberté toute nouvelle,
elle continuait à rêver d’un libérateur qui viendrait sortir de l’esclavage ses
frères et ses sœurs encore dans les fers de cette cité sans pitié pour ses
semblables. Elle avait entendu, dans une halka, des troubadours qui racontaient
l’histoire de cet esclave roumi (romain) qui avait réussi à libérer ses frères
dans le pays des Roum (Rome).
Des voisins juifs chez qui elle
travailla un soir de fête parlèrent en hébreu d’un messager d’Iahvé, leur dieu,
qui viendrait libérer son peuple comme Moïse l’avait fait pour eux. Elle avait
appris leur dialecte sur le tas mais ils ne s’en doutaient pas. Ils disaient
que c’était écrit dans leur mystérieux Livre. Jamais personne ne sut qu’elle
connaissait la langue des juifs. C’était son petit secret bien à elle.
Plongée dans ses rêveries malgré
les bruits étourdissants du souk, elle arriva devant une rangée de femmes
assises dos au mur, aux pieds d’une bâtisse lézardée. Quelques riches mecquois
étaient là, en personne, à négocier les pris avec elles. La vingtaine de
bédouines avaient ces attitudes typiques auxquelles on reconnaissait leur
vocation. Leurs échancrures agencées de telle sorte à suggérer la proéminence
de leurs poitrines gonflées de lait se faisaient concurrence de façon discrète.
Thouwayba pressa le pas vers
elles.
Le marchandage battait son plein.
Certaines semblaient avoir déjà conclu des accords avec les parents des
nourrissons ou leurs émissaires. Il y avait foule.
La jeune-femme attendit son tour, en profitant pour admirer ses belles sandales
achetées à Rachal, la fille de Moshe, le cordonnier. Elles étaient un peu usées
mais cela la changeait bien des morsures que le sable brûlant infligea
longtemps à ses pauvres pieds. Il fallait en remercier les dieux mais elle ne
savait pas lequel l’avait libérée de maîtres aussi cruels et avares.
Quelle divinité parmi ces
centaines avait fait qu’elle, la petite négresse aux joues balafrées, marchât
autrement que pieds nus, libre et n’ayant de compte à rendre à personne ?
Son regard rencontra soudain la
statue géante de la déesse Manate qui dominait la vallée, défiant celles
d’Ouzza et de Late. Ses yeux de pierre exorbités lui donnèrent la chair de
poule et ses cheveux hirsutes lui rappelèrent ceux d’Arwa. Au souvenir de sa
maîtresse et de ses cheveux toujours en bataille malgré les précieux onguents
utilisés, le rire la tarauda. Manate la regardait fixement. Thouwayba,
superstitieuse, lui adressa une prière et d’un signe de la main sur le front
lui exprima soumission et respect. Elle s’esclaffait dans son for intérieur en
espérant que la déesse ne s’en offusquât pas !
Lorsque la file des demandeurs de
nourrices s’atténua, Thouwayba choisit parmi les femmes, celle qui lui sembla
la plus jeune. Elle jaugea ses joues roses, sa poitrine généreuse, ses bras
robustes, tous ces indices de bonne santé, et s’accroupit devant elle. D'un
grand sourire dessiné sur ses lèvres ourlées , elle s'essaya, maladroite :
- "Combien tu demandes pour allaiter notre petit ? "
La jeune-femme la scruta à son
tour, détourna sa tête couverte d’un châle grossier et dit d’un air dédaigneux,
agitant sa main comme elle chasserait une mouche :
- "Ton petit à toi !! Vas-t-en négresse balafrée ! Tu n’es qu’une esclave
! Que pourrais-tu me donner ?"
Vexée, Thouwayba ne prit même pas la peine de lui expliquer. Elle ramassa son
sourire mielleux et s’en alla s’accroupir devant une autre nourrice qui sentait
bon la maternité :
- "Que les dieux de la cité te protègent, ô femme venue du désert plein de
santé. Veux-tu allaiter le petit-fils de Abdelmoutalib, maître des maîtres de
Makka ? " dit Thouwayba, usant de toute son adresse, les yeux plissés de
malice.
La réponse à sa tentative de
charme la cingla comme une gifle :
- "L’orphelin des béni Hachim ? Non, non, négresse sans cervelle. Tu es
pauvre toi aussi et tu sais ce qui nous amène ! Nous voulons de l’argent certes
mais aussi un lien durable qui puisse nous garantir des faveurs à venir pour
nos enfants. Que pourrait nous apporter l’enfant d’une veuve ? Abdelmoutalib
est sur la dernière pente de la vie ! Et après ? C’est toi, pauvre bougresse
qui va me garantir mon gagne-pain ? De plus, les nobles de Makka en quête de
nourrices vont me fuir, ne voulant pas mêler leur sang à celui d’un orphelin,
quelque Hachémite qu’il soit ! Passe ta route ma pauvre ! Ce n’est même pas un
héritier. Son père était plus pauvre que nous".
Thouwayba n’eut pas le temps
d’aller vers les autres bédouines que la nourrice éleva la voix, se faisant
entendre :
- ''Hein, femmes ? Nous ne pouvons pas nous risquer à prendre des orphelins ?!
Il nous faut des garanties et ce n’est pas une veuve malade qui va nous les
donner et encore moins un grand-père sur les pentes de la mort ! C’est un
métier très dur, mon amie. Passe ton chemin. Nourris-le au lait de chamelle et
sors-le tous les sept jours aux alentours de Makka. Hep mes chéries !
Attention, c’est le fils d’Amina, la veuve des béni Hachim qui n’a pas un sou!
".
La rangée de femmes se mit à
jacasser et à rire. La nouvelle de l’orphelin des béni Hachim circula entre les
chercheuses de bébés.
Thouwayba pria Manate et Late et Ouzza de pulvériser cette maudite bédouine à
la langue aussi fourchue que son apparence était rassurante. Sans grande
conviction, elle fit le tour des nourrices dont les visages se fermaient un à
un à son passage. La plupart des nourrices se dispersaient déjà pour aller
chercher les bambins avec les parents desquels elles avaient conclu leur
marché.
Les larmes montèrent aux yeux de
Thouwayba . Elle aimait tellement le petit Mohammad ! Pourquoi le sort
s’acharnait-il ainsi sur cet enfant ? Voilà un autre petit être qui n’avait pas
de chance ! Dépitée, elle s’assit dos au même mur à l’ombre duquel il n’y avait
plus personne et joua machinalement avec des poignées de sable. Les bédouines
s’étaient toutes envolées comme une nuée de pigeons rassasiés de grains.
La jeune affranchie réfléchit à
ce qu’elle pouvait faire pour son petit protégé. Une de ses cousines habitait
les environs ! Elle avait une ribambelle de gamins et pourrait peut-être y
ajouter le petit hachémite.
Le souk était très animé . Des
centaines de pieds allaient et venaient devant elle, soulevant un fin
brouillard de poussière dont elle se protégea en tirant un pan de son serre-tête
sur sa bouche et ses larges narines. Ses yeux, brillant d’intelligence,
semblaient chercher dans ce tohu-bohu une solution à son problème. Elle n’était
pas très convaincue. Sa cousine était trop irascible et son mari ne connaissait
pas la sobriété. Non, le petit Mohammad méritait mieux ! Il n’avait que deux
mois et elle sentait en lui une telle douceur de caractère et une telle
sensibilité ! Il n’aimait pas les éclats de voix et lui-même ne braillait
jamais comme les autres nourrissons !
Les yeux de Thouwayba allaient de
droite à gauche puis de gauche à droite, tournant dans leurs orbites bien
marqués, suivant le rythme endiablé des passants. Un vertige la prit. Elle
s’apprêtait à se lever pour revenir bredouille annoncer à Abdelmoutalib son
échec, lorsque deux pieds nus et rêches s’arrêtèrent devant elle. Thouwayba
leva doucement le regard. Une jeune femme au visage ridé avant l'heure, lui
souriait timidement. De bonne nature, elle lui rendit son sourire, tout en se
levant.
Les haillons de son interlocutrice lui firent croire que c’était une mendiante.
Elle en fut flattée. Son apparence pouvait donc laisser penser qu’elle avait
assez d'argent pour en donner!
Hélas, elle ne pouvait pas se permettre encore de donner de l’argent mais elle
sortit de son giron un quignon de pain et quelques dattes et les lui tendit.
C’était sa modeste pitance pour contrer les tiraillements de la faim que
l’allaitement provoquait. Elle avait grandi dans le partage et la solidarité
que sa condition exigeait. Ce fut un geste presque naturel.
La jeune femme, au visage et au
sourire fanés, en fut offusquée. Elle poussa doucement la main généreuse de
Thouwayba et sembla hésiter à lui dire sa requête puis se décida :
- "Je suis Halima de la tribu des béni Saad. Je n’ai pas trouvé de nourrisson
à allaiter. Je veux bien prendre le petit orphelin ! ".
Thouwayba, ébahie, sonda la bédouine de la tête aux pieds. Ses joues étaient
creuses et sans couleur. Son cou était fin et sur ses épaules anguleuses
pendaient de maigres et pathétiques nattes. Son décolleté annonçait une aridité
qui ne pouvait échapper à l’œil averti de la fine Thouwayba, elle-même,
nourrice plusieurs années de suite.
Elle faillit tourner le dos à la
femme, surgie de nulle part, lorsque la tristesse infinie qui se lisait sur son
visage la toucha au plus profond de son cœur. La bédouine retint sa main d’un
geste très doux malgré ses mains craquelées par le travail des champs :
-"Ma sœur, dit-elle d’une
voix d’une voix brisée, s’il te plaît donne-moi cette chance! Personne n’a voulu
de moi et personne n’a voulu du petit hachémite orphelin. C’est un signe des
dieux ?! Non? S’il te plaît, je saurai être une mère aimante. Le lait est un
mystère des divinités. Qui sait? Peut-être que j’en aurai assez pour lui. Je
promets de lui donner en premier la tétée. Je le jure devant ces dieux qui nous
sont témoins et sur la tête de mes enfants. S’il te plaît !... ma sœur !
".
Thouwayba, ébranlée, hésita. Ne
se disait-elle pas, il y a quelques instants, que le monde se fiait trop aux
apparences !? De plus, Joumana, la vieille esclave, lui avait dit avoir vu des
nourrices avec des mamelles vides comme des outres sans eau, nourrir par la
grâce des dieux, comme jamais d’autres, bien dodues, ne l’avaient fait.
Elle regarda intensément Halima
dans les yeux comme si elle allait y détecter un mystère ou une réponse à ses
questions secrètes. Quelque chose d’indéfinissable lui dit que le petit
Mohammad serait entre de bonnes mains avec cette fille des béni Saad, si
humble. La bonté naturelle que tout son être dégageait fit fondre ses dernières
hésitations.
D’un geste enfantin, Thouwayba prit brusquement la main calleuse
de Halima des béni Saad et l’entraîna dans une course folle. Celle-ci, surprise
par cet entrain soudain, se laissa faire. Trébuchant et riant comme deux
gamines, les deux femmes, joyeuses, s’en allèrent dans un nuage de poussière,
évitant les nombreux passants et zigzagant entre les totems taciturnes.
Chapitre V : Ouverture du
cœur
Nadia Yassine - 07/02/2010
Le soleil étouffait de sa chaleur la plaine où une petite oasis malmenée
résistait tant bien que mal à ses dards. Halima servait de l’eau où avaient
macéré des dattes toute la nuit pour rafraîchir ses deux voisines venues passer
quelques moments avec elle.
Elle ne cessait de raconter, depuis
trois ans déjà, le miracle qu’elle avait vécu en ramenant l’orphelin hachémite.
On l’aurait dit envoutée par cet enfant et sa présence dans sa très humble
chaumière. Son visage était transfiguré et même sa stature avait changé. Elle
se tenait plus droite et son long cou lui donnait l’air gracieux d’une vierge
toute fraîche. Halima était une autre femme !
Encore une fois, ses visiteuses l’écoutaient avec intérêt leur raconter, des
étoiles dans les yeux son aventure extraordinaire. Cela était devenu une sorte
de rituel chez les béni Saad. L’histoire du petit orphelin hachémite s’était
rajoutée aux contes merveilleux que les bédouins avaient l’habitude se relater
pour passer le temps si lent du désert. Cette histoire avait cependant le
privilège de s’être déroulée sous les yeux de nombreux témoins.
La nourrice, radieuse, leur
racontait, pour la énième fois, comment elle était revenue, le serrant sur sa
poitrine tarie, se demandant comment elle allait assurer son allaitement.
Soucieuse, elle réfléchissait à mille et une manières de trouver un substitut à
son lait s’il venait à lui manquer. Quelques chèvres et une chamelle feraient
l’affaire mais leurs pis étaient aussi flasques qu’une outre vide, tout comme
ses propres seins. La sécheresse sévissait depuis quelques années et tout le
village en souffrait. Al Harith, son mari prévenant, la rassurait au rythme des
pas de l’ânesse blanche qu’elle montait avec le nourrisson dans les bras. Il
lui disait qu’un vieux sage de la tribu lui avait certifié que les dieux
protégeaient les orphelins et que la baraka les suivait là où ils allaient.
Halima l’écoutait sans trop
croire à son histoire. Elle regardait son doux visage en sueur, amaigri par le
manque de tout, avec un serrement de cœur. Le soleil était si impitoyable
qu’elle craignit pour la vie du petit. Elle leva alors un pan de son long châle
dont elle protégeait sa précieuse charge, voulant s’assurer que le bébé
respirait encore. Dans le fond de son cœur brillait un espoir de lire sur le
visage de l’enfant un signe des dieux pour sa famille en difficulté.
Anissa, sa nouvelle-née, avec
laquelle le petit allait partager son peu de lait était chétive et de petite
santé. Elle l’avait laissée à une cousine très généreuse qui avait accepté de
la prendre pour deux journées. Elle se demandait comment elle assurerait
l’allaitement des deux nourrissons.
Le petit hachémite ramolli par la
chaleur dormait, les petits poings fermés, un sourire béat sur ses lèvres rouge
grenade. Halima ne se lassait pas de regarder ce visage si régulier et serein.
Jamais, elle n’avait trouvé un bébé aussi parfait. L’enfant eut un soubresaut
et comme réveillé par ce flux de tendresse naissante, il ouvrit grands ses
immenses yeux cernés de cils interminables et les fixa sur le visage de Halima.
Une chose étrange alors se
produisit en elle. Tout son corps frissonna, traversé par un flux mystérieux.
L’onde inconnue parcourut son être des talons jusqu’à l’échine. Elle sentit
alors la sève nourricière sourdre de ses entrailles et monter vers sa poitrine
qui se remplit du liquide vital. Elle n’eut pas le temps de donner le sein au
petit que ce fut son lait maternel qui chercha les lèvres du nourrisson,
inondant sa petite bouche ouverte jusqu’à s’en déverser sur ses joues. Quelques
petites gorgées lui suffirent. Le flot n’en continua pas moins à gonfler la
poitrine de Halima tel une source d’amour que chaque battement de son cœur
alimentait.
Lorsqu’elle le ramena dans son
clan, la nature sembla revivre sous ses pas. Elle n’eut pas le temps de le
déposer aux côtés d’Anissa que la pluie, disparue depuis des années, commença à
tomber.
Ainsi, chaque jour, sa certitude
de la particularité de ce bébé s’affirmait. Le village entier remarqua que son
bétail était repu, que ses enfants ne manquaient plus de lait, que ces palmiers
produisaient plus de dattes. Mohammad, lui, poussait à vue d’œil. Il était si
robuste et si éveillé que tout le village s’en trouvait émerveillé.
Halima ne tarissait point
d’éloges et relatait encore une fois tous ces petits miracles à ses visiteuses.
Joudama, son aînée l’interrompait de temps en temps pour lui poser des
questions ou lui rapporter des paroles de son père qui grattait le sol aride
essayant de planter quelques graines.
Elle n’était pas peu fière de sa
fille de sept ans qui avait, grâce à cette baraka, poussé très vite. Devenue
grande, bien faite et ses joues ayant pris la couleur d’un soleil levant, elle
pouvait songer à la marier. Elle ne se priva pas d’annoncer à ses visiteuses
que son père l’avait fiancée à son cousin. Dans quelques années, elles
pourraient boire du lait de chamelle au foyer de sa petite fille chérie
promit-elle en leur tendant la jatte remplie de jus de dattes.
Elle leur vanta la sagesse
précoce, son endurance et leur raconta comment le petit Mohammad l’avait mordue
jusqu’au sang à l’épaule alors qu’elle le portait sur son dos. Cela lui a valu,
depuis, le surnom de Chaymae ( marque). Elle ordonna à Joudama de s’approcher
et leur montra les marques profondes de petites dents bien rangées, tatouées à
tout jamais dans sa chair.
Halima leur assura qu’elle
n’avait pas émis un seul cri alors qu’elle remplissait de cendre les petits
trous maculés de sang qui marqueront à vie l'épaule de la fillette. Les
voisines furent impressionnées. L’une des convives reprocha à Halima de ne pas
avoir préservé Joudama pour son fils Himar. Une fille d’une telle endurance ne
pouvait qu’être une excellente épouse de bédouin et une mère parfaite !
Halima esquiva cette discussion
pour ne pas blesser sa voisine en leur disant l’inquiétude qu’un évènement
récent suscita en elle. Quelques jours auparavant, des marchands chrétiens
venus d’Ethiopie furent comme aimantés par son protégé. Elle était allée vendre
quelques œufs dans un souk hebdomadaire qui se tenait à quelques lieux du
village. Le petit Mohammad qu’elle avait à demi-dévêtu par la grande chaleur
qui régnait ce jour là, assis à côté d’elle, vaquait à jouer gentiment avec ses
osselets. L’un d’eux s’approcha de lui et scruta la marque de naissance qu’il
avait sur le dos. Ils lui posèrent alors beaucoup de questions et finirent par
lui proposer de lui acheter le petit.
-"Je ne vous cache pas la
peur que je ressentis, leur dit-elle. Je me disais que ce serait un malheur
s’ils s’entêtaient et décidaient de me le prendre de force. Heureusement les
hommes de ma tribu étaient nombreux et je finis par rentrer en sécurité en leur
compagnie. Je ne sais pas ce qui m’arrive mais depuis la venue de l’orphelin,
des choses étranges se succèdent dans notre vie. Qu’ont-ils bien pu voir en lui
? Les dieux seuls sont capables de répondre. J’ai failli le rendre à sa famille
mais je n’en ai pas eu le courage. Mon cœur s’est attaché à cet enfant. Je
voudrais le garder jusqu’à la fin des jours".
A ces mots, des cris stridents
retentirent puis une nuée de gamins s’engouffra dans la petite pièce, hurlant
et s’agitant. Terrorisées, les convives essayèrent de les calmer pour
comprendre ce qui se passait. Joudama qui les dominait tous d’une tête était
accourue aussi, l’air hagard et pâle comme un linge blanc. Les gamins, excités,
parlaient tous à la fois et gesticulaient dans tous les sens. Halima qui
essayait tout d’abord de comprendre blêmit ! Mohammad n’était pas parmi eux !
Elle comprit qu’un malheur lui était arrivé.
De tous ses poumons, elle appela
à l’aide son mari alors qu’elle volait au secours de l’enfant absent. Elle se
dirigea vers le puits pensant qu’il y était tombé. Son cœur faillit s’arrêter
lorsqu’après une course effrénée dans la direction de l’enclos où les enfants
aimaient jouer, elle le vit, gisant sur le sable, inanimé. Se lacérant les
joues avec ses ongles en criant de façon hystérique, elle hurla comme une
damnée.
Essoufflé, son mari la rejoignit
ainsi que la ribambelle d’enfants qui piaillaient et se débattaient autour du
petit corps. Halima, cheveux dénoués, les joues en sang, le prit dans ses bras
dans un élan désespéré, le serra tragiquement sur son cœur et entama la litanie
d’usage des femmes de sa tribu qui perdaient un être cher. Affolé , al Harith
s’époumonait, lui intimant l’ordre de se taire. Il lui arracha l’enfant des
bras, le serra dans les siens avec passion, trahissant un sentiment qu’il
gardait enfoui. Puis, il reposa doucement le corps du petit sur le sable
brûlant. S’abandonnant au désarroi, les yeux remplis de larmes, il scruta le
visage de l’enfant. Les sourcils de Mohammad, en arcs très noirs, contrastaient
terriblement avec la blancheur des lèvres où il ne restait plus aucune goutte
de sang. Ses beaux cils recourbés allaient frôler une naissance de joue aussi
livide que du marbre.
Al Harith sous les explications
confuses de Abdoullah son fils, souleva la petite tunique de Mohammad pour
vérifier s’il n’était pas blessé quelque part. Rien ne semblait indiquer qu’une
maltraitance lui fut infligée. Les mains de l’enfant étaient glacées. Résigné.
Le père adoptif posa sa tête sur son cœur et faillit se rendre à l’évidence de
la mort du petit Hachémite lorsque celui-ci ouvrit les yeux.
Plus effrayé encore que ceux qui
l’entouraient, Mohammad eut le geste de tout enfant en de telles circonstances.
Il réclama sa mère et se blottit dans ses bras. Halima qui pleurait encore à
chaudes larmes le couvrit de baisers salés. Le visage dans le cou de celle-ci,
il marmonna que deux hommes lui avaient ouvert le ventre et avaient pris son
cœur pour le laver. Halima essayait d’un geste discret d’étouffer ses phrases,
en le serrant très fort, ne voulant pas que son mari et ses voisines entendent.
Mais elle ne put faire taire son petit Abdoullah qui se mit alors à donner
maintes précisions. Les enfants, revenus au calme, témoignèrent aussi, un à un,
de ce qu’ils avaient vu.
Le visage d’al Harith se crispait
à mesure que les enfants relataient cette histoire étrange d’hommes venus
ouvrir la poitrine de Mohammad. Il décida alors de jouer son rôle de chef de famille
et décréta à contre cœur mais d’un air solennel que l’enfant serait restitué
dès le lendemain à sa famille. Halima reconnut au ton de son époux que cette
décision était un ordre irrévocable qu’il serait vain de contrer. Al Harith
avait déjà émis ses craintes lors de son retour du souk, lorsqu’elle lui conta
la rencontre avec les éthiopiens décidés à acheter leur protégé. Il ne voulait
pas avoir sur le dos les oncles de l’enfant, surtout Abdoulouzza qui était
capable de toutes les ignominies.
Plus tard, Les deux voisines
mêlèrent leurs pleurs à ceux de Halima qui plia à la décision de son mari, par
amour pour le petit. Elle aussi craignait pour sa vie. Sans pouvoir se
l’expliquer, elle sentait que ce petit être avait une stature qui la dépassait
et un destin hors du commun. Elle savait d’instinct que ses épaules de pauvre
bédouine des béni Saad ne pouvait supporter une telle charge. Le lendemain, ils
le rendraient à sa mère.
Lorsqu’ils arrivèrent à Makka,
quelle ne fut la surprise d’Amina qui resta figée à voir devant elle son enfant
que seul son oncle Abou Talib visitait de temps à autre ! Sans voix, elle se
contentait de le contempler, hésitant à aller vers lui, de crainte de briser la
magie de l’instant. Mohammad se tenait timidement blotti contre la jambe de
Halima, à demi caché par son long serre-tête poussiéreux qui flottait jusqu’à
terre.
Il regardait d’un œil inquiet,
une petite moue pitoyable sur sa bouche vermeil, cette femme qu’il n’avait
jamais vue et qui lui souriait béatement. Il scruta les détails de son visage,
le grain de sa peau laiteuse, ses yeux de braise soulignés par du khol très
sombre, observa ses bijoux en argent, sa longue chevelure noire tressée
élégamment avec du fil de soie vert, regarda ses sandales en cuir marron.
Son regard éveillé fit le tour de
la petite pièce et revint vers Amina. Il serra alors très fort la main moite de
Halima. D’une grande intelligence, il avait compris qu’un évènement majeur se
préparait. Amina, qui ne voulait point l’effrayer, vaincue soudain par l’émotion,
ne se retint plus. Elle se précipita vers lui, se jeta à ses pieds en
sanglotant, le serra à l’étouffer contre elle, respira ses boucles noires, tâta
ses bras, toucha ses épaules, comme prise par une folie soudaine. Mohammad la
laissa faire mais sur ses traits se dessinait un profond désarroi. Il retenait
comme à son habitude ses larmes. Halima qui le connaissait très bien en eut le
cœur brisé.
Amina essaya d’amadouer son fils
en lui tendant quelques dattes fourrées aux amandes et aux grains d’anis. Rien
n’y fit ! Il s’agrippait à sa nourrice. Celle-ci se faisant violence, arracha
des mains de son petit le pan de son étoffe et sortit en trombe alors que
Baraka le prenait à bras le corps pour le voler à cet instant douloureux. Des
chevreaux tout juste nés aideraient peut-être l’enfant à oublier la souffrance
de la séparation. Amina ne supporta pas cette scène trop triste ! Elle s’affala
sur le sable battue alors que la voix de Baraka se mêlait aux sanglots
déchirants de Mohammad qu’elle sortait de la pièce, gigotant de toutes ses
forces.
Halima, quant à elle, tourna
comme une feuille morte dans les vents de sa tourmente. La tristesse l’avait
envahie. Ne sachant plus comment retrouver une maison où le sourire ensoleillé
de son petit hachémite n’était plus, la malheureuse rodait dans les ruelles de
Makka. Les petits bras autour de son cou ne seront plus là lorsqu’elle sera
submergée par les lourdeurs de la vie. Mohammad venait à elle dans ces moments,
plein de tendresse, lui prodiguer de la douceur dont seul, il était capable.
Elle ne sentirait plus cette odeur de jasmin qui émanait de son haleine et qui
parfumait ses mots aussi odorants qu’un baume pour son cœur. Il savait lui
parler comme s’il était une sagesse faite enfant.
Halima traîna ainsi pendant une
journée entière dans la poussière de la Cité puis s’en retourna rencontrer
Amina en cachette de son enfant. Celle-ci avait envoyé Mohammad, que Baraka
avait réussi à calmer, chez son grand-père Abdoulmoutalib qui demandait à le
voir. Elle interrogea Halima sur la raison de la restitution précoce de son
fils. Halima essaya de tergiverser mais finit par lui raconter l’évènement qui
effraya son mari. Elle lui expliqua :
-"Chère et noble Amina, al
Harith pense que le petit est touché par les forces obscures... moi je ne pense
pas que... "
Amina ne laissa pas le temps à Halima de finir ses explications. Son sang
n’avait fait qu’un tour dans ses veines. Elle lui répondit d’un ton ferme, dans
un souffle, le visage transformé par l’émotion :
- "Que veux-tu dire, bédouine ? Que mon fils est touché par les djinns
!?"
Elle prit vigoureusement la main
et la posa sur son ventre en articulant ses phrases et en les martelant :
- "Depuis que ces entrailles
l’ont porté, j’ai eu, jour après jour, nuit après nuit, des certitudes très
claires. Mon fils est protégé par la Lumière et non pas par les forces
obscures. J’ai eu des messages qui n’avaient qu’un seul et unique sens. Mon
fils est un être exeptionnel ! Un être solaire! M’entends-tu ? Sais-tu femme,
que je n’ai eu ni les lourdeurs de l’attente, ni les déchirements d’un
accouchement normal ! Mohammad était plus léger qu’une plume dans mon ventre et
à sa naissance, une lumière m’aveugla ainsi que la sage-femme. Nous avons vu ce
jour là; de nos yeux, de ces yeux que tu vois, que tu touches ...".
Soudainement Amina se tut,
lâchant la main calleuse de Halima qui retomba lourdement au long de son corps
épuisé par un long jour de marche. Elle ne voulut point répandre les secrets de
cette naissance, de crainte de susciter des ragots comme celui dont venait de
lui faire part la saadite. Les ragots ne pardonnaient pas et les poètes étaient
à l’affût de ceux-ci pour pourrir les vies de leurs victimes.
Halima dépitée et confuse demanda
pardon à Amina de l’avoir blessée. Les deux femmes restèrent un moment
silencieuses mais leurs regards croisés se parlaient. Eprouvées, toutes les
deux dans leur chair et leur cœur, elles s’enlacèrent soudain dans un sanglot
commun. Le même amour les unissait pour l’éternité.
Lorsqu’elles se reprirent, Halima
supplia Amina de lui indiquer un autre nourrisson à ramener avec elle dans sa
maison vide de lumière. Elle ne pensa pas un moment à son besoin d’argent.
C’était plus cette béance qu’elle portait désormais dans son cœur déchiré de
mère nourricière d'un enfant chéri qui ne sentira plus jamais la chaleur de son
corps, ne verra plus d’étincelle dans ses yeux, n’entendra plus ses gazoullis.
Amina lui apprit que le fils de son beau frère du même prénom
que son mari al Harrith avait un bambin à mettre en nourrice. Halima lui
embrassa furtivement la main et sortit, le cœur lourd de chagrin et les mains
chargés des dons d’Amina. Elle disparut dans la nuit claire de Makka, âme en
peine traînant le douloureux fardeau de l’absence.
Chapitre VI : Seul au monde
Amina, la tête calée sur les
genoux de Baraka, réclama de l’eau. Hala, le visage fermé, le cœur serré,
rafraîchissait son front. Les étoiles, larmes de diamants, luisaient tristement
au dessus des trois femmes. Baraka, désemparée, égouttait un peu d’eau dans sa
bouche aux lèvres congestionnées par la fièvre. Très attachée à sa maîtresse
qui la traitait comme une sœur, elle souffrait de sa souffrance. Son visage
noir et racé était décomposé par l’angoisse
Lorsqu’Amina réclama Mohammad, la
jeune négresse comprit que la fin était proche et se mit à gémir. Hala lui fit
signe de se taire en mettant un doigt devant son menton tatoué aux marques de
sa tribu et de celle de Amina : les béni Zahra. Elle balbutiait quant à elle
quelques prières dont on entendait de temps à autres des noms de différents
dieux. Toutes deux étaient écrasées par ce moment trop douloureux. Toutes deux
étaient impuissantes devant le pouvoir de la mort. Amina allait les quitter en
plein désert et elles ne pouvaient rien pour elle à part la pleurer et se
lamenter…
Baraka levait les yeux au ciel
comme pour avoir une réponse sur l’absurdité de cette vie. Quel en est le sens
? Aime-t-on comme cela des êtres et les perd-t-on ainsi à jamais ? Elle se
sentait incapable d’affronter les lendemains qui s’annonçaient trop durs sans
sa douce maîtresse. La voix de Mohammad qu’Abdoulmoutalib tenait à l’écart de
la tente afin de lui épargner les affres de sa pauvre mère, lui parvint. Son
cœur chavira et son corps entier en fut secoué de sanglots brûlants ! Pauvre
petit Mohammad, le sort s’acharnait sur lui se dit-elle !Depuis le premier
jour, son âme s’était attachée à ce petit garçon au regard si franc, au visage
si rayonnant. Elle pleurait déjà pour la peine qu’il allait subir dans quelques
moments lorsque sa mère adorée ne sera plus !
Depuis le retour de son petit, il
y a trois ans, Amina avait voué ses jours, ses nuits et chaque seconde de sa
vie à capturer son cœur. Elle passait son temps à le gâter, à le cajoler, à le
combler d’amour. Baraka avait été ravie de revoir le sourire de sa maîtresse
égayer son visage, resté magnifique malgré les joues que la maladie et le
chagrin avaient cruellement creusées. Mohammad avait ramené la vie à la
maisonnée et ses jeux d’enfants faisaient le bonheur de tous.
La jeune mère s’était appliquée à
nouer Mohammad à ses propres racines pour semer en lui la fierté d’avoir une
lignée des plus nobles du côté de sa mère aussi. C’était aussi et surtout pour
lui trouver plus de protecteurs. Elle le préparait ainsi au statut d’orphelin,
très lourd à porter dans une tradition où l’appartenance au clan est une
religion. Sa filiation aux Hachémites était rompue quelque part par l’absence
du père. Son fils serait une proie facile et subirait les rudesses de la vie
sans la protection de quelque figure emblématique parmi son clan. Son petit
Mohammad était comme un oisillon, tombé trop tôt du nid et livré à la cruauté
d’un désert de mœurs sans pitié.
Bien sûr, il y avait Chayba , son
grand-père, celui que toute la tribu appelait Abdoulmoutalib mais il était trop
vieux . L’aïeul lui rendait visite tous les jours et le couvrait de dons et de
tendresse. Hala qu’il avait épousé en deuxième noce, le même jour du mariage de
Abdoullah avec Amina et qui était sa propre cousine à elle, adorait aussi son
Mohammad chéri. Il avait le même âge que son fils Hamza avec lequel il
partageait des jeux, des habits et des moments privilégiés.
L’orphelin était toujours très
heureux de retrouver ce petit oncle qui était aussi son frère de lait et son cousin.
Halima l’avait laissé une journée chez la nourrice de Hamza, elle aussi une
"saadia" (une femme des béni Saad) et ils avaient partagé le même
sein du lever du soleil jusqu’à son coucher. Tous ces liens, tissés pas le lait
et par la chair avec son clan, apaisaient Amina. Plus il y en avait, plus son
fils serait à l’abri des malheurs et des cruautés de cette vie.
La jeune mère se rassurait aussi
en se disant qu’Abou Talib, frère par les deux parents d’Abdoullah aimait
profondément son neveu. Elle faisait ainsi souvent le compte des cœurs qui
gravitaient autour de son enfant pouvant lui être utiles si son grand-père
venait à disparaître.
Il y a un mois de cela, elle
avait donc décidé de l’emmener voir sa propre tribu. Bien sûr, se disait-elle,
celle-ci n’avait pas le prestige des Hachémites mais elle comptait parmi les
tribus les plus respectées et les plus adulées par les poètes.
Abdoulmoutalib s’était porté
volontaire pour l’accompagner. Cela permettrait aussi à Hamza de connaître ses
oncles maternels et à Hala de revoir les siens tout comme Amina. Le patriarche
voulait surtout, ce faisant, faire un détour et se recueillir sur la tombe de
son benjamin que la maladie avait emporté à Médine alors qu’il était allé
vendre leur production de dattes. Amina était allée sur le lieu, deux fois
déjà, sans lui.
Une fois arrivés sur les lieux,
le vieil homme raconta à son petit-fils, d’une voix tremblante, comment les
dieux avaient fini de prendre la chair de sa chair après qu’ils le lui aient
laissée un temps. Mohammad, l’étincelle dans l’œil, lui posa maintes questions.
Il lui avait alors relaté l’histoire que toutes les tribus arabes se
rapportaient encore après trente années.
Il avait fait vœu de donner en
sacrifice son dixième enfant aux dieux s’ils ne lui accordaient que des
garçons. Abdoullah était le dixième ! Lorsque le jour fut venu d’honorer son
vœu, Abdoulmoutalib s’isola pleura et se lamenta comme une femme en peine . Les
dieux avaient mis dans son cœur un amour tel pour cet enfant qu’il faillit se
rétracter et déshonorer sa virilité, ses aïeux et sa tribu. Il avait failli
jeter l’opprobre sur les Qoraychs qui seraient devenus la risée de toute
l’Arabie.
Encore une fois, dit-il à Mohammad, c’était le dieu de la Kaaba, qu’il avait
imploré en cachette, qui sauva son fils en inspirant un ancien, très respecté
de la tribu. Celui-ci proposa de remplacer Abdoullah par des chameaux dont le
nombre serait tiré au sort. Ils utilisèrent ainsi deux bâtons. L’un
représentant Abdoullah et l’autre un chameau. Le sort en arriva à une centaine
de chameaux. Depuis, Abdoullah, bien que sauvé, fut nommé l’ "égorgé"
en honneur au courage et à la loyauté de son père qui ne transgressa point sa
parole et s'apprêtait à immoler son fils tout comme Abraham.
Le petit Mohammad, capturé par le
récit, souriait malgré une lueur angoissée dans les yeux. L’état de santé de sa
mère le touchait au plus profond de lui et l’empêchait de savourer ce
pèlerinage.
Amina, quant à elle, raconta à
son petit combien elle était éprise de son père et combien elle fut heureuse de
l’épouser. Lorsqu’il la trouva en pleurs quelques instants plus tard auprès de
la tombe; il avait entoué son cou de ses petits bras et posant sa tête sur son
épaule, il lui dit qu’il ne mourrait jamais et qu’il ne la laisserait jamais
seule. Amina lui avait souri à travers ses larmes. Cette bouffée d’amour
réchauffa son intérieur glacé. Elle ne savait qui du bonheur indicible que lui
procurait la présence de son enfant, de la sacralité du lieu ou bien de cette
maudite maladie qu’elle traînait depuis des années attaquait son cœur et la
faisait vaciller.
Mohammad l’observait souvent avec
des yeux qui semblaient comprendre ses silences et ses craintes secrètes.
Chaque jour, elle découvrait chez lui une finesse de plus ; chaque jour, il
s’attachait à elle plus encore. Halima n’était plus qu’une tendresse enfouie en
lui et l’odeur d’un cœur de lait. Amina était son monde présent, son ciel et sa
terre.
Comme tous les petits enfants de
six ans, il était heureux d’accompagner sa mère là où elle allait, de traîner
dans son sillage, de vivre à son ombre . Le meilleur pain était celui qu’elle
lui faisait; le meilleur beurre était celui que ses mains ornées de bagues en
argent et de henné tirait de l’outre. Le meilleur parfum était celui de ses douces
et interminables nattes noires imbibées de musc. La meilleure brise était son
souffle sur son visage alors qu’elle le berçait. Le meilleur refuge était sa
poitrine ornée de grosses boules d’ambres qui cliquetaient et lui pinçaient le
nez. Mohammad était aux petits soins pour elle lorsque la maladie revenait en
force. Lui et Baraka se relayaient pour la servir et la veiller.
Amina respirait de plus en plus
difficilement et réclamait son fils avec insistance. Hala intima l’ordre à
Baraka, qui hésitait, à aller le chercher. L’agonie était avérée et leur
compagne ne passerait certainement pas la nuit. La jeune négresse, le visage
grimaçant de chagrin, réprimait son envie de hurler en se frappant la poitrine
de sa paume calleuse.
Amina était une morte vivante
depuis six ans déjà ! Elle s’éteignait petit à petit, comme une bougie qui se
consumait. La mort d’Abdoullah et le départ de Mohammad en nourrice avaient
fêlé à jamais son cœur. Le retour de son petit avait certes rallumé la flamme
pour un court moment mais la nostalgie de son bienaimé l'avait reprise et
l’angoisse pour l’avenir de son enfant rongeait à sang son âme.
Abdoullah lui manquait beaucoup
et Mohammad lui ressemblait tant ! Sa présence devant cette tombe qu’elle avait
visitée par deux fois auparavant avait remué en elle une douleur ineffable. Les
questions de l’enfant et sa tendresse qu’elle pensait ne pas mériter
l’achevèrent. Lorsqu’ils avaient repris la route du retour, Amina avait déjà un
regard absent et le teint cireux de ceux que la mort appelle de son étreinte.
Arrivés à Aboua, Amina les
supplia de s’arrêter. Les balancements du hawdaj lui soulevaient l’estomac et
tous ses membres lui faisaient mal. Mohammad, assis près d’elle, lui avait tenu
la main durant tout le voyage. Elle était déjà ailleurs mais elle faisait un
effort surhumain pour ne pas l’effrayer. Le petit qui n’était pas dupe, la
fixait de ce regard qui disait tout ce que pouvait porter un cœur d’enfant
écorché par les épines de l’existence. Elle avait essayé de le rassurer mais sa
langue était trop lourde et nul son n’en sortait. Des larmes silencieuses
coulaient sur les joues de l’enfant. D’autres larmes leur avaient répondu sur
les joues de la moribonde qui ne trouvait ni les mots ni la force de les dire.
Lorsque Baraka s’approcha
d’Abdoulmoutalib et de Mohammad, le grand-père parlait à celui-ci de la sagesse
des dieux et de l’injustice que les humains pouvaient ressentir certains jours
devant la cruauté de leurs décisions. Il le préparait au départ d'Amina. La
jeune esclave tremblait de tous ses membres, émue comme elle ne le fut jamais.
Le clair de lune dans lequel se découpaient les silhouettes du vieil homme et
celle de l’enfant lui donna l’impression de faire un rêve dont elle souhaitait
se réveiller.
Quelques instants plus tard,
Mohammad s’agenouilla devant celle qui allait le laisser encore une fois. Il
penchait son visage auquel le vacillement des flammes du feu de bois que Hala
avait allumé donnait une touche irréelle. Il la regardait et de ses yeux
hagards, une lave de larmes coulant en silence de ses grands yeux noirs. Il ne
savait pas trop ce qu’était la mort mais il la vivait en ce moment dans sa
chair et il savait la séparation imminente. Il s’agrippait à la main de sa mère
comme pour la retenir mais Amina rendait ses derniers souffles.
Baraka mêla ses sanglots à ceux
du petit et Hala qui faisait bonne figure se laissa aller à une longue et
lugubre complainte qui fendit le silence du désert et s’éleva jusqu’au ciel
étoilé.
Amina dans un effort ultime leva
sa main glacée vers le visage de son enfant puis ouvrit les yeux que le voile
de la mort couvrait déjà. Elle recueillit précieusement les larmes de son petit
et s’en imbiba les lèvres. Elle sourit, comblée d’emporter comme dernière
relique de ce monde, celle du visage de son enfant chéri et d’avoir pour
dernier breuvage, ses larmes qu'elle savait sacrées.
Mohammad, brisé de chagrin,
enfouit sa tête dans le cou de celle qui n’était plus et sanglota :
"oummi, oummi" dans un ton qui embrasa les cris des femmes.
Abdoulmoutalib, gonflant sa
poitrine et retenant ses larmes, intervint, s’approchant pour l’arracher
doucement à cette étreinte de la mort.
Sous le regard froid des astres,
il fit ce qu’il n’osa jamais faire avec Abdoullah bien qu’il en ait eu souvent
une envie irrépressible. Il prit l’enfant dans ses grands bras robustes et le
serra très fort comme une mère serrerait son petit puis le couvrit de baisers.
Il chuchota à son oreille, d’une voix brisée et rocailleuse : "Ne pleure
pas petit ! Je suis là ! Je suis là ! Ne pleure pas mon bienaimé ! Je te
protégerai jusqu’à mon dernier souffle!".
Puis, comme terrassé par l’intensité du moment, le vieil homme
se recroquevilla sur lui-même, se mêla au sable et étouffa ses sanglots entre
ses genoux, laissant, Mohammad debout, seul devant les étoiles figées,
l’infinité de l’horizon sombre et aride et la brûlure de l’absence.
Chapitre VII : Bahira, le vieux
moine chrétien
Nadia Yassine - 20/02/2010
La fournaise consumait le désert
dans un souffle sauvage. Le ciel était de ce gris métallique dont seule une
chaleur accablante avait le secret pour le teindre .
Bahira, réfugié à l’ombre d’un
figuier, dos au mur brûlant, l’âme embrasée, questionnait ses mains noueuses en
égrenant son chapelet en noyaux de dattes. Sa peau aussi écaillée que celle
d’un vieux lézard repu de soleil avait acquis un air plus minéral qu’humain.
Serait-ce parce qu’il aurait tant désiré être un rocher, bravant le temps et
son implacable érosion? Juste le temps de prolonger sa vie un peu afin
d’assister à l’avènement du souffle ultime de la miséricorde divine.
Il voulait emmener avec lui dans
l’autre monde une part de cette lumière tant attendue. Dieu lui accordera-t-il
encore quelque temps pour atteindre cette ultime osmose des âmes ? Christ s’en
était allé pour que vienne après lui le Paraclet. Celui qui scellera l’ère de
la prophétie et accomplira la lumière confiée à l’âme d’Abraham, Isaac, Ismaël,
Jacob, Joseph, Moïse et d’autres miroirs du Saint Esprit. De nouveaux temps
commenceront alors pour l’Humanité. Alors viendrait la fin des temps humains et
le retour au monde de la paix et de la rédemption. Le retour de l’Homme à sa
patrie d’origine !!! Dieu !
Le soupir de Bahira se confondit
à celui du sirocco. Aussi accablé par l’âge que ce désert l’était par l’air
étouffant, il sentait son heure proche. Le vent torride taquinait quelques
flots de sable qui en devenaient fous et se mettaient à tourbillonner sur un
rythme endiablé pour aller s’étaler plus loin, comme pour fuir son souffle
infernal. Un scorpion se risquait ici et là à traverser en éclair quelques
petites distances pour replonger hâtivement sous une pierre plus loin, relais
salvateur. Des fourmis, imperturbables, longeaient le mur, portant de maigres
graines.
Le regard du vieux chrétien, vif
sous des sourcils broussailleux, suivait cette vie, insoupçonnable dans cet
enfer terrestre. Les dunes vacillaient, entamant une danse lancinante, enlaçant
des vapeurs mystérieuses, dernières moiteurs du sable qui se rendait à la
puissance de l’astre souverain.
Bahira guettait en vain l’annonce
d’une clémente ondée. L’haleine aride du désert était la seule réponse à sa
requête. Des gouttes de sueur naissaient aux racines de sa tignasse blanche,
coulaient sur son front haut et roulaient doucement sur ses joues au rythme de
son chapelet. Il invoquait le Seigneur et le suppliait d’envoyer enfin le
Souffle ultime annoncé par Jésus. Christ avait dit à ses disciples qu’il devait
partir pour le laisser venir. Sept cent ans étaient passés et le Saint Esprit
n’était pas encore là !
Le vieux moine soupira et se
laissa aller à la léthargie du lieu et du temps, rêvant au miracle de pouvoir
rencontrer le dernier des messagers, annoncé par ses feuillets tout fripés à
force d’avoir été consultés. Recroquevillé comme une feuille morte, il se
laissait aller à la volonté de Dieu en attendant que Mariya vienne rafraîchir
les pieds de l’olivier qui lui prêtait son ombre.
Mariya, quadragénaire et fervente
chrétienne comme lui, dirigeait ce lieu de retraite où elle recevait aussi les
voyageurs égarés; par amour pour Dieu et pour Jésus. Inquiète par l’immobilité
de son vieil oncle, elle vint vers lui pour le supplier encore une fois de
rompre son jeûne. Il lui expliqua encore une fois qu’il n’arrêterait de jeûner
les journées que lorsqu’il irait rejoindre le Messie fils de Marie ou lorsqu'il
rencontrerait le "Paraclet". Mariya sourit de cette obstination
inflexible de son vieil oncle.
À ce moment précis, une brise des
plus fraîches, souffle insolite dans la fournaise ambiante, souleva la frange de
Mariya, fit tanguer son long serre-tête et s’évanouit après avoir fait
frissonner la longue barbe de Bahira. La jeune-femme et son oncle, intrigués et
comme traversés par une onde magique se regardèrent puis tournèrent dans un
même mouvement leur tête vers l’horizon incandescent.
Des silhouettes s’agitaient au
loin, mirages aux contours incertains. Bahira, plissant ses yeux sous la forêt
de ses sourcils, scruta de son regard encore perçant la ligne où la terre
rejoignait le ciel, Après quelques minutes, il balbutia :
-"Mariya, Mariya, vois-tu ce
que je vois ?"
Sa nièce, toute remuée, lui
répondit :
- "mon oncle ! Mon Dieu ! Le nuage bouge à leur rythme ! Dieu d’Abraham et
de Jésus" un nuage! un seul !"
Bahira se leva d’un bond,
oubliant ses peines et ses trop nombreuses années ! L’espoir lui avait donné
une force que son corps croyait avoir perdu à jamais. Il voulut se précipiter
vers la caravane malgré ses jambes arquées sous les poids des ans et son dos
voûté par la forge du temps. Mariya , craignant pour lui trop de chaleur, le
retint d’une main ferme, en le suppliant .
Il posa alors sa tête de vieux
lion sur son bâton et resta debout, debout , attendant les arrivants dans un
silence religieux . Son cœur dansait dans sa poitrine alors que ses yeux ne quittaient
pas le mystérieux nuage qui glissait, comme retenu par un fil invisible à l’un
des dromadaires. Lui, qui fuyait la compagnie des voyageurs et laissaient ceux
qui l’entouraient s’occuper d’eux et les nourrir, attendait avec impatience
ceux-ci.
Après une éternité, ils
arrivèrent enfin à proximité du monastère dans un nuage de poussière et
d’animation. Les senteurs que dégageaient les fioles des marchands se mêlaient
à l’odeur animale et à celle de la sueur des hommes, violant les narines
asséchées de mariya qui se couvrit le nez d'un pan de sa coiffe .
Bahira, lui, humait à plein
poumon une odeur de sainteté et de miséricorde. Il en imbibait son âme en
extase tandis que ses yeux de lynx cherchaient désespérément parmi les dizaines
de visages, un signe révélateur, une lumière particulière, une ressemblance
avec celui qu'il attendait et qu’il sentait très proche.C’est alors que son
cœur se figea et que le monde se soustraya à ses sens. Il ne vit plus que lui !
Un enfant d’une douzaine d’années
avançait dans la mêlée. La poussière n’altérait que très peu la luisance de ses
boucles noires de geai. Des gouttes de sueur perlaient sur son front d’albâtre.
Ses sourcils en arc d’ébène couronnaient des yeux noirs au regard déjà très
réfléchi. Ses cils interminables ainsi que la rondeur à peine estompée de ses
joues enflammées par la chaleur trahissaient pourtant une enfance pas encore
révolue Sa tunique couleur écrue était trempée. Elle moulait son petit torse et
couvrait son corps jusqu’au mollet. Quelque chose d’ineffable irradiait de tout
son être et allait droit au cœur de Bahira.
Un homme auquel l’enfant
ressemblait beaucoup posait une main protectrice sur son épaule qui promettait
robustesse et prestance. Bahira, bravant son vœu de ne jamais fréquenter le genre
humain, surtout d’aussi près, se fraya un chemin parmi la foule affairée à
monter des tentes et à s’aménager un repos bien mérité. Il salua l’homme à
l’allure majestueuse :
- "Homme noble, je voudrais
t’inviter dans la tour où je vis en retrait. Je dois te parler ! Amène le petit
avec toi. C’est très important !"
Aboutalib fut saisi par
l’apparition de cet homme d’un autre monde. Ses paroles l’intriguèrent plus
encore ! Il était lui-même passé à plusieurs reprises dans ce point d'eau où
Bahira et quelques disciples vivaient et qui servait parfois de relais aux
voyageurs. Personne n’avait rencontré le vieux sage . On pouvait seulement
apercevoir sa silhouette au petit matin à travers les ouvertures de sa tour ou
au détour de quelques palmiers lointains lorsqu'il allait méditer loin des
bruits et de la foule.
Aboutalib et l'enfant le
suivirent. Lorsqu’ils se retrouvèrent dans l’antre du moine, Aboutalib
remarquant le regard enfiévré dont Bahira couvrait son neveu le tira à lui , un
peu derrière son dos. Le vieil homme, pris par une frénésie qui inquiéta
l'oncle, se mit à tourner sur lui-même, comme entraîné par une force invisible,
puis vint s’agenouiller, le visage à hauteur de celui de l’enfant.
Aboutalib en ressentit un
malaise. Il ne savait pas comment réagir. Certes , le moine était trop vieux et
trop faible pour oser quelque geste violent en sa présence mais le guerrier qui
sommeillait en chaque homme du désert de ce temps restait sur ses gardes. De
plus, Abdoulmoutalib, son noble père,le jour de sa mort , il y a quelques
lunes, l’avait solennellement chargé de prendre Mohammad sous sa protection .
Aboutalib le lui avait promis .
Fatéma bint Assad, son épouse,
serait une excellente mère pour l’enfant l'avait-il rassuré . Elle aimait
Mohammad comme ses propres fils, peut-être même plus ! Baraka, qu'Amina laissa
en héritage au petit, serait d’une aide précieuse pour elle , le temps qu’il
revienne pour lui apprendre à chasser et à manier l’épée.
Lorsqu’il fit cette promesse, il
s’apprêtait à aller commercer au Cham. L’enfant serait en de bonnes mains, le
temps de son long voyage mais Mohammad ne l’entendit pas de cette oreille! Le
jour du départ , il supplia son oncle de l’emmener avec lui .Il lui dit qu’il
se sentait affligé par la mort de son grand-père alors que la blessure de la
mort de sa mère n’était pas encore refermée. Il voulait changer d’air et
découvrir d’autres horizons. Il fut si convaincant qu’Aboutalib céda très vite.
Cet enfant tenait en réalité son
cœur entre ses mains. Il avait un pouvoir sur son âme que nul être ne réussit
jamais à avoir. Fatéma, sa femme, partageait avec lui cet envoûtement
sentimental envers Mohammad.
- "O homme; qui est cet
enfant ?" lui dit Bahira d'une voix grave et chevrotante, les yeux plongés
dans les yeux étonnés du petit. Aboutalib de plus en plus intrigué répliqua :
- "c’est mon fils, noble
moine !".
Bahira eut une moue contrariée
qui lui donna un air terrifiant :
- "Non, non! maugréa t-il dans sa barbe hirsute! Ce ne peut pas être ton
fils !"
Aboutalib de plus en plus
interloqué répliqua :
- "Pourquoi dis tu cela
?".
- "Parce qu’il ne peut pas
avoir de père vivant." dit Bahira en dévorant des yeux l’enfant qui
serrait de plus en fort la main de son oncle et dont le visage blêmissait de
peur.
Aboutalib avoua d’un ton gêné:
- "En effet, je ne suis que
son oncle, noble moine Bahira! Comment le sais-tu ?"
Bahira se releva péniblement et
d’un pas lourd, s’appuyant sur son bâton, alla ouvrir un coffret pour en sortir
quelques feuillets jaunis et râpés par le temps. Il s’en revint vers Aboutalib
et l’enfant aux yeux pleins de questions silencieuses. De ses mains tremblantes
il déroula son trésor dans un geste plein de précaution, la flamme dans l’œil :
- "Vois-tu preux Qoraychite
, si tu savais lire la langue d’Abraham et de Jésus, tu y lirais la réponse de
toutes tes questions ! dit-il, passionné."
Aboutalib regarda les lettres
effacées par endroit. Il ne comprit rien à leur signification. Mohammad,
curieux de tout comme tous les gamins de son âge essaya en vain, lui aussi, de
déchiffrer ces traces d’un autre temps.
Bahira replia ses feuillets, les
remit dans leur coffret et revint vers Mohammad :
- "Attends, Attends dit-il !
Viens là mon garçon."
Mohammad interrogea du regard son
oncle qui, d'un geste discret, le mit en confiance . Il approcha, un brin
d’inquiétude dans le regard. Bahira sembla émerveillé par la proximité de cet
enfant plein de lumière et de grâce. Il plissait ses yeux enfouis sous les
broussailles de ses sourcils tandis que ses doigts osseux et longs se tendaient,
tremblants, vers l’espérance tant attendue.
Il frôla, dans un geste hésitant,
les boucles soyeuses de Mohammad puis posa ses mains tremblantes sur ses
épaules et le fit pivoter doucement. Il saisit le col de sa tunique et le tira
vers le bas. Aboutalib qui commençait à se demander si le vieil homme avait
toute sa tête le vit pâlir comme si la mort l’avait surpris lorsqu’il aperçut
la tâche de naissance très particulière qui marquait le dos de Mohammad.
Aboutalib la voyait aussi pour la première fois.
Bahira gémissait : "Dieu
d’Abraham, Dieu de Moïse et de Jésus, Il est là! Le sceau des prophètes est
enfin parmi nous!"
Dans un geste de vénération, il
prit la main de l’enfant et y posa ses lèvres longuement . Mohammad essaya de
la retirer en chercha du regard le secours de son oncle. Aboutalib attira à lui
son neveu laissant Bahira figé, un moment, dans son étrange baiser.
Le vieux moine, se reprit et lui
dit alors :
- "Ne crains rien de moi, ô
noble chevalier ! Ce n’est pas moi qu’il faut craindre mais bien les fils
d’Israël qui ne veulent pas de Prophète après Moïse. Ils ont essayé de tuer
Jésus; leur frère, prends garde! Protège le et ne parle pas de sa vérité
!!!"
Aboutalib n’eut plus de doute.
Bahira était un peu fou ! Il lui devait cependant le respect du à son âge et à
son statut d’hôte. Il le remercia chaudement pour son hospitalité et s’apprêta
à prendre congé de lui. Le vieillard le retint par le bras et désignant
l'enfant dit :
- "Homme comment s’appelle
le Paraclet ?"
Aboutalib hocha la tête dans un
geste de compassion pour Bahira et haussant les épaules :
- "Il s’appelle Mohammad ! Il n'a pas d'autre appellation ! nous sommes
des arabes et ne connaissons pas ce nom à la résonance étrange ! "
Bahira poussa une sorte de râle
qui ajouta à la frayeur de l’enfant puis il se baissa et prit une poignée de
sable dont la tour était envahie et murmura comme on prie !
- : " Mohammad Mohammad,
c'est ce que veut dire Paraclet . Ahhhhh ! Je mourrai serein, Mohammad, je t’ai
vu, je t"ai parlé, je t’ai touché. Et ça ! C’est la poussière sur laquelle
tu as marché! Ce sera la première poignée de terre qu'on jettera dans ma tombe.
Que Dieu et Ses anges et le Christ prient sur ton âme. Paraclet".
Il s'agenouilla de nouveau face à l’enfant et balbutia en déposant ses lèvres
gercées sur la bouche vermeil du petit : "Ne m’oublie pas! Ne m’oublie
pas! Je crois en toi!"
Aboutalib entraîna d'un geste décidé son neveu loin de la folie
douce de Bahira qui, les mains jointes, le visage défait inondé de larmes ,
parlait au ciel...
Chapitre VIII : Le Pacte de la
Vertu
Nadia Yassine - 27/02/2010
Fatéma bint Assad observait
Mohammad, un sentiment mêlé de fierté et de joie dans le cœur. Il n’était plus
cet enfant au regard d’orphelin mais un jeune-homme d’une rare perfection. Cela
faisait déjà douze années qu’elle le couvait de ce regard plein de tendresse
maternelle. Elle avait appris à l’aimer chaque jour davantage et il le lui
rendait si bien !
Depuis qu’Aboutalib, son époux,
le lui ramena, le cœur brisé, une tristesse infinie l’habitant, elle déploya
des trésors d’énergie afin qu’il se sente rassuré et choyé. Baraka était pour
elle d’une aide précieuse bien qu’elle en fut parfois jalouse pour la savoir
autant proche qu’elle du petit. Elle s’était relayée avec cette esclave au cœur
aussi lumineux que sa peau était sombre, pour prodiguer à Mohammad l’amour le
plus pur et le plus sincère qui soit au monde : celui d’une mère.
Mohammad ne se laissa pourtant
pas aller à la douceur de cette profusion d'amour maternelle. Très fier et sachant
son oncle endetté, il emmenait paître les troupeaux des riches familles
qoraychites contre un modeste salaire et prenait souvent la relève de son
parent dans les voyages commerciaux trop fatigants. Au retour de ses périples,
il avait toujours pour Fatima ainsi que pour Baraka des petits présents qui les
émouvaient beaucoup. Fatima priait alors les dieux de le protéger et surtout de
lui donner un fils de ses propres entrailles qui soit aussi beau, aussi bon et
aussi soigné de sa personne que Mohammad. Elle savait déjà comment elle
l’appellerait : Ali…
Mohammad, quelque peu agité, la
tira de sa réflexion. Il ne retrouvait plus son arc et ses flèches. Fatéma héla
Baraka qui accourut, haletante et déjà fatiguée. Aboutalib qui se préparait
pour une rencontre exceptionnelle voulait ses meilleurs atours et ne cessait de
faire courir toute la maisonnée pour cela. Même Mohammad, d’habitude si calme
et posé, était gagné par cette grande frénésie.
Al Baydae, la sœur jumelle de son
défunt père Abdoullah, avait passé la nuit avec eux. La pauvre tante était
restée profondément affectée par la mort de son frère puis de son père. On
disait qu’elle n’avait plus toute sa tête, même si en apparence elle semblait
tout à fait normale. Assise dans un coin du grand patio couvert de branches de
palmier, l’œil humide, elle marmonnait les vers qu’elle-même et ses autres
sœurs avaient créés à la mort de ce dernier.
‘’ J’étais sous l’arbre le plus ombrageux et tu m’as laissée à la merci des
gueux…’’
‘’ dans les ténèbres sans toi , je suis comme un soleil éteint ou un hiver sans
pluie…’’
Aboutalib, essayant de tirer sa
pauvre sœur de sa tristesse, la bouscula d’un geste enfantin, lui demandant la
raison de ces litanies alors que l’évènement qui se préparait était des plus
heureux. Al Baydae lui répliqua que ses chers disparus auraient tant aimé
assister à ce que les tribus arabes se préparaient à faire puis , d’une voix
grave, continua de se lamenter tandis que Baraka et Fatéma échangèrent un
regard complice.
Al Baydae les exaspérait par sa
manie d’être triste sans fin et de réciter des vers à tout bout de champ.
C’était aussi une façon de fuir la réalité que de s’enfermer dans ces
sentiments tragiques pensait Fatéma qui lui conseillait souvent d’être plus
conviviale lorsque son mari Kourayz était présent. Elle le fit encore une fois,
ce matin en lui rappelant que son fils Hakim se plaignait aussi de ce
comportement et que sa famille avait des droits sur elle. Une femme a
l’obligation de dépasser ses frustrations, ses chagrins et son vague à l’âme
lorsqu’elle est épouse et mère de famille ! Un deuil ne traîne pas durant des
décennies ! Il ne faut pas se prendre pour Khansae !
Fatéma prodiguait ces précieux
conseils à sa belle-sœur tout en essuyant l’arc retrouvé de Mohammad tandis que
Baraka tendait à celui-ci un peigne en corne de chèvre. Elle se délecta, comme
à chaque fois, de le voir ordonner sa belle chevelure aux reflets bleutés. Elle
le regardait religieusement, un sourire enchanté aux lèvres. Mohammad poli et
très attentif aux démonstrations affectives de ses mères adoptives le lui
rendit.
Un ciel s’ouvrit dans son âme.
Cette âme qui avait grandi à l’ombre de cet enfant. Ses petites dents de lait
dont la poussée lui avait fait passer des nuits blanches étaient à présent d’un
parfait alignement. Leur éclat ferait pâlir de jalousie les plus belles perles
d'Orient se disait la nourrice. Un petit espace entre celles du devant faisait
du sourire de son fils de lait le plus beau de toute l’Arabie. Elle aurait
donné ses yeux pour lui, son cœur, son fils Aymane, tout ce qu’elle possédait
pour ce sourire plein de reconnaissance.
Al Baydae , faisant fi des
remarques de sa belle-sœur élevait de plus bel la voix dans une complainte qui
laisserait croire qu’Abdoulmoutalib venait d’être enterré. Les femmes
qoraychites étaient aussi habiles à la poésie qu’elles ne l’étaient au fuseau
et à la confection de la laine. Baraka qui n’avait pas de place pour une telle
discipline dans sa vie d’esclave même affranchie courait dans tous les sens.
Aymane qu’elle portait sur son dos à l’aide d’un linge rapiécé fit des siennes
et ses cris firent à la voix d’Al Baydae un bruit de fond assourdissant.
Aboutalib et Mohammad furent
enfin prêts. Ils se pavanèrent devant les femmes, attendant les dernières
remarques sur leurs habits et leurs parures. Un tout jeune esclave nubien, la
peau mordorée, le crane rasé, vint leur annoncer que les chevaux étaient sellés
et bridés.
Fatéma cachant difficilement son
émotion jaugea ses deux hommes. Elle ordonna à Baraka de diffuser de l’encens à
l’attention des dieux pour qu’il les protège du mauvais œil et du mauvais
sort.
Le jeune-homme et son oncle rivalisaient de splendeur dans leurs habits tout
blancs et leur posture fière et digne ! Elle eut même une petite pointe de
jalousie sachant qu’Aboutalib allait traverser ainsi Makka. Les femmes de la
cité rêvaient toutes d'être unies à des Hachémites. Les enfants
d’Abdoulmoutalib étaient tous d'une beauté légendaire en plus d'être nobles et
vertueux. Baraka connaissant trop bien Fatéma la rassura en lui chuchotant
malicieusement à l'oreille qu'Aboutalib ne l'échangerait pas même contre la
reine Balkis. Il ne fallut pas plus que cela pour soulager Fatéma qui retrouva
son sourire naturel et son visage serein. Seule une lueur brilla encore dans
ses yeux qui couvaient ses protégés.
Toute la famille accompagna les
deux hommes à la porte. Même Al Baydae s’arracha à sa nostalgie lyrique pour
les saluer avant leur départ. Elle les suivit tout en mâchouillant ses
incantations. Un flot de chèvres et de moutons allant au pâturage les
submergea, se faufilant entre leurs jambes et bêlant à qui mieux-mieux. Tous
rentrèrent alors hormis Baraka qui resta à contempler Mohammad partir sur son
cheval, le cœur battant au rythme de ses pas.
Les artères de Makka étaient inhabituellement animées. Lorsqu’Aboutalib et
Mohammad arrivèrent en grande pompe dans l’enceinte de la grande maison
d'Abdoullah ibn Joud'ane, il y avait déjà foule. L’année précédente, Zubayr ibn
Abdulmutalib suggéra aux tribus pèlerines de se réunir pour trouver des
solutions à l’iniquité régnante et Abdoullah avait proposé sa grande maison
pour ce faire.
Les figures de proue de
différentes tribus étaient présentes aujourd’hui au lieu et à la date prévus.
Toute l’année, les poètes avaient devancé l’évènement et chanté les louanges
d’une telle initiative. Les Qoraychites avaient ajouté à leur longue liste
d’attributs d’honneur, celui de ce pacte : le pacte de la vertu (hilf al
foudoul).
Abdoullah ibn Joud’ane accueillait ses invités chaleureusement. Il vint vers
Aboutalib et Mohammad et leur souhaita la bienvenue d’un air avenant :
- "Bienvenue fils d’Abdoullah. Par tous les dieux de la cité, c’est un
honneur de t’avoir parmi nous aujourd’hui, mon enfant, dit-il au jeune-homme,
toi que l’on surnomme al Amine (celui en qui on a confiance). Laisse donc
Aboutalib auprès des aînés et va t’asseoir auprès de tes pairs".
Mohammad lui sourit timidement :
- "Merci oncle. Je le ferai !" dit-il respectueusement en inclinant
sa tête qu’ornait un beau turban vert retenant des boucles noires et
étonnamment luisantes.
L’hôte tapota l’épaule du jeune-homme et s’en alla accueillir d’autres
arrivants, la démarche majestueuse, la tête haute comme il sied à un grand
seigneur.
Mohammad s’approcha d’un groupe
de jeunes qui discutaient en attendant l’ouverture des palabres. Un parmi eux
se leva d’un bond pour venir vers lui. Mohammad fut très heureux de le voir. Il
n’aimait pas les lieux où il y avait trop de gens et préférait le désert où il
passait de longues heures à regarder son troupeau paître paisiblement. Abou
bakr ibn Kouhafa, son ami depuis l’enfance, lui donna une accolade et lui fit
place auprès de lui, aussi heureux que lui de le voir. La complicité évidente
entre les deux jeunes-hommes suscita l’intérêt de leurs congénères présents.
Les sachant l’un et l’autre d’une
grande pudeur, ils se mirent à les taquiner. Les uns racontèrent leurs
aventures avec les filles au drapeau rouge; d’autres récitèrent des poésies
impudiques; d’autres encore évoquèrent de façon irrespectueuse les femmes de
certains voisins. Mohammad et Abou bakr feignaient de ne rien entendre et
discutaient de leurs derniers voyages pour le commerce, un œil sur le cercle
des aînés, assis en cercle pas très loin d’eux.
Zubayr se leva au milieu des maîtres
de Makka. Comme tous les fils d'Abdoulmoutalib, il avait une stature imposante,
un visage des plus harmonieux et un regard de braise. Sa tenue rayée était du
plus bel effet. Il agitait ses mains longues et racées. Sa voix portante
accapara l'attention de tous. Un silence général eut tôt fait de régner. Tous
les yeux s'accrochèrent à l'homme. Les jeunes se rapprochèrent et s’assirent en
retrait, pleins d’attention et de respect. Mohammad était tout ouïe :
"O nobles fils d’Arabie ! Nous voilà, aujourd’hui réunis dans la maison de
notre hôte Abdoullah, puisse les dieux lui accorder santé et progéniture. Nous
devons établir un code d’honneur et de chevalerie pour que nos femmes et nos
enfants puissent vivre en paix et surtout dans la dignité.
Quel honneur nous reste-t-il, continua-t-il, si le plus faible est écrasé par
le plus fort alors que nos épées sont dans leurs fourreaux. Ni les Dieux, ni
les humains, ni les djinns n’accepteraient un monde où tant d’injustice
sévit!!!
Nous ferions mieux de nous raser les barbes et de devenir glabres comme des
femmes, nous ferions mieux de raccourcir nos toges comme les esclaves si nous
ne sommes pas capables de faire régner l’ordre, la paix et la justice sur nos
terres. Le plus faible attend de nous qu’on le défende, au nom de nos nobles et
fières racines qui remontent jusqu’à Abraham. Les chameaux seraient plus nobles
que nous si nous laissons l’iniquité se répandre comme elle le fait et si nous
laissons les faibles être écrasés par les forts et les arrogants…"
Mohammad retenait son souffle,
suivant avec grande attention le discours de son oncle. D’autres orateurs se
levèrent et d'autres encore et encore et il ne se lassait pas de les écouter.
Des heures s'écoulèrent sans qu'il ne ressentît aucun ennui. Il se dit que, pour
la première fois, il ne regrettait pas sa solitude et son troupeau. Il
apprenait beaucoup, aujourd'hui, au sein de cette assemblée d'hommes à la belle
allure, aux nobles cœurs.
Le jeune-homme apprécia son
peuple plus que jamais auparavant. Il se sentit fier d’avoir le même sang que
ces chevaliers, prêts à secourir les faibles, à rendre justice dans une aire
des plus injustes
Quelque chose d’ineffable l’envahit. Il dévisagea un à un ces hommes aux traits
durcis par le climat très rude, comme pour deviner les joyaux qui habitaient
leur poitrines. Pour la première fois, il eut la certitude que derrière ces
corps de guerriers se cachaient des âmes pures ; derrière leurs masques
placides, se cachaient des cœurs humains et sensibles. Un frémissement le secoua
tout entier et une vague de sentiments déferla en lui jusqu’à couvrir son
visage d’un voile de bonheur.
Abou bakr , sentant l’émotion de son ami de toujours, posa une
main chaude et rassurante sur son épaule. Ils se regardèrent d’un air entendu;
celui qui disait leur chance d’assister à un évènement des plus grandioses...
Chapitre IX : Un cœur d'humain
Nadia Yassine - 05/03/2010
Fakhita existe et le sentiment qu'avait le Prophète (sws) pour elle, aussi.
Ghita existe. L'évènement existe. Je n'ai rien inventé sauf peut-être la façon
de le raconter. L'histoire est bien sûr romancée pour que nos cœurs s'attachent
à l'homme autant qu'au messager. (nadia yassine)
Les dunes semblaient comme de
grands lézards difformes se prélassant au soleil. Des chèvres arrachaient
gloutonnement les quelques touffes d’herbes disséminées ici et là. Envahissant
les rares arbres, elles en prenaient possession jusqu’à la dernière épine. Les
moutons, chétifs et moins courageux se contentaient du reste, courant de ci de
là, bêlant de dépit, à la recherche d’une verdeur, d’une brindille, d’une
plante sauvage.
Mohammad, le sourire attendri,
regardait sautiller les petits cabris que la lourdeur de la vie n’avait pas
encore atteints. Il ne pouvait pas en dire de même de son cœur que mille
blessures avaient déjà marqué et de son esprit que mille questionnements
taraudaient jour et nuit.
Les yeux rivés sur l’horizon azur
où allait s’épancher une mer de sable blond, il leva la main à hauteur de son
front, plissant les paupières et se servant de ses cils très noirs et très
fournis comme écran à la luminosité insoutenable de l’astre flamboyant. Il y
renonça très vite, baissa la tête et appuya les deux paumes sur ses yeux
endoloris de trop de clarté. Des étoiles furtives dansèrent sous ses paupières
écrasées.
Lorsqu’il regarda de nouveau
devant lui, quelques secondes furent nécessaires pour sortir du monde
scintillant que l’éblouissement avait provoqué. L’immensité du désert et la
clarté du jour se manifestèrent de nouveau à ses sens. Son esprit prit son
envol encore une fois :
Qui avait créé cette possibilité
de voir et de ne pas voir ?
Qui avait créé cette chaleur ?
Et ces rayons de soleil, flammes
invisibles qui commençaient par vous réchauffer et qui finissaient par vous
lacérer de leurs dents de feu.
Ce serait ces affreuses idoles
qui auraient créé tant de sensualité et de beauté! Ces dieux aux yeux révulsés
et ces déesses laides comme des guenons; qui en terre, qui en marbre, qui en
ambre, auraient créé les hauts palmiers à la chevelure ondoyante !
Ils auraient créé l’astre de feu
que l’aurore vient annoncer tel l’émissaire flamboyant d’un roi à la
magnificence aveuglante. Ces ridicules corps de pierre mal taillés et si
vilains !
Ce serait leurs mains figées qui
auraient fait ce mélange subtil de majesté et d’intimité que le soleil couchant
offre aux yeux des poètes enivrés de beauté.
Ce serait cette affreuse Ouzza ou
cette Manate mal proportionnée et hommasse qui auraient créé la splendeur des
femmes !
Ce serait Latte, la déesse
hommasse, hirsute et grimaçante, à la bouche édentée qui aurait inventé le
sourire des enfants !
Ce serait ces monstres immobiles,
aux regards de morts, qui auraient créé les yeux des femmes koraychites et ceux
de Fakhita bint Aboutalib ?
Fakhita! Surtout elle ne pouvait
être que l’œuvre d’une divinité mystérieuse qui savait sortir de la glaise une
infinie harmonie !
Ce matin encore, lorsqu’elle lui
tendit son baluchon, il avait rougi devant tant de féminité et de grâce. Il
n’avait jamais vu autant de finesse pour une seule femme ! Son parfum de rose
avait envahi son univers. Le sable sentait l'essence de rose ! L'air d'Arabie
sentait l'essence de rose ! Le sens de la vie avait pris une odeur de rose.
Non! Ce qui avait mis dans sa
poitrine un cœur qui battait un temps, palpitait un autre, dansait de joie,
s’effritait de compassion, s’enflammait de passion ne pouvait ressembler à
quelque idole érigée dans le ventre de Makka que ce soit!
Comme autant de preuves de
l’existence d’une divinité ineffable, il passa de longues heures à ressasser
les moments magiques où il vit pour la première fois sa petite cousine.
Les filles en fleur ne manquaient
pas, qu’un battement de cils, une rougeur virginale, un pas mal assuré
trahissaient sur son passage! Fakhita dégageait quelque chose d’indéfinissable
qui émouvait son cœur. Comme un soleil levant ! Comme une senteur qui guérit de
tout ! comme l’appel d’une dimension mystérieuse ! Comme une brise qui survient
dans la fournaise du désert ! Comme l’ombre d’un palmier !
Oui, comme l’étoile du Nord
éclipsait ses semblables, Fakhita avait ce don d’éclipser tout en sa présence.
Les bêlements des moutons et les
cabrioles des biquettes aussi légères qu’en début d’après-midi le rendirent à
la réalité du lieu.
Une chèvre toute blanche s’approcha de lui, nullement intimidée. C’était
''Ghita'' ! Il l’avait baptisée ainsi lorsque son oncle lui en fit don alors
qu’elle venait de voir le jour. Ghita ne le quitta plus depuis. Amie
silencieuse et confidente sans reproches, elle lui tenait compagnie , semblant
détecter ce respect que son maître avait pour toute chose.
Il comprit à son attitude que sa
vieille amie venait quémander sa friandise quotidienne et prit dans son
baluchon une datte qu’il partagea avec elle puis se leva pour emprunter le
chemin du retour au milieu du troupeau repu. Le soleil déclinait doucement
alors qu’une douce brise offrait à ses oreilles les sons lointains de
tambourins et d’éclats de rire. Une tribu nomade s'était installée non loin de
là.
Mohammad se sentit soudain très
seul dans l’aurore frissonnante. Son malaise augmenta lorsque se retournant ,
il vit La gueule grande ouverte de la nuit grignoter doucement le désert
derrière son dos. Le soleil ensanglanté assistait timidement à son sombre
festin .
Un grand besoin de présence
humaine s'empara de tout son être ! Plus que jamais sa mère lui manquait ! Son
grand-père lui manquait! Son père lui manquait ! Curieusement, Fakhita lui
manquait aussi autant que ceux qui étaient morts! Il avait mal à son cœur
d’être humain écrasé par le destin fait de séparations et de drames .
Un ami lui avait certifié que les
nomades nouveaux-venus avaient le goût du festif et qu’ils recevaient la
jeunesse koraychite avec plaisir. Il se promit de rentrer le troupeau et de
rendre visite à ces nouveaux voisins.
Rentré à la maison, Baraka fut surprise de le voir endosser ses plus beaux
vêtements au lieu de se préparer à dormir comme il le faisait après une longue
journée dans le désert. Son protégé lui expliqua qu’il voulait savoir comment
un mariage bédouin se passait. Baraka lui dit de baisser la voix , chuchotant
et roulant des yeux !
Abou talib et Fatéma bint Assad
n’auraient certainement pas apprécié de le voir se mêler à cette tribu nomade
rustre et encline à la débauche! Elle voulait pourtant que Mohammad, son
bienaimé, s’amuse comme le faisait toute la jeunesse de sa classe. Son cœur se
fendait lorsqu’elle lisait la tristesse sur son visage plus beau que la lune au
quatorzième jour du mois. Ces derniers temps, la mélancolie ne quittait plus
son fils de lait chéri.
Baraka l’aida à se rafraîchir en
lui versant de l’eau sur les mains. Elle lui tendit un peigne et l’aspergea
d’un parfum contenu dans une fiole qu’elle gardait précieusement au fond d’un
coffret puis lui dit, l’œil brillant, qu’il était le plus beau des koraychites
même avec des cheveux décoiffés et que le meilleur des parfums ne valait pas
l’odeur de sa sueur. Mohammad l’embrassa tendrement sur le front avant d'aller
à la rencontre de sa nouvelle expérience.
Baraka luiintima l'ordre de ne pas rentrer trop tard, cherchant déjà une excuse
à donner à Aboutalib s’il venait à demander de ses nouvelles.
Mohammad marcha longtemps dans le
clair-obscur avant de rencontrer les bribes de chants bédouins portés par un
vent léger et pas encore débarrassé de la chaleur du jour.
Des voix lointaines s’entremêlaient dans un chant voluptueux chargé de
promesses joyeuses. Le vin avaient réchauffé les esprits déjà grisés par la
chaleur naturelle des lieux. Les quelques éclats de voix masculines que les
silences du désert colportaient clairement étaient teintés d’un irrespect
profond pour la gente féminine.
Mohammad reconnaissant les paroles de certains poètes à la vulgarité très
célèbre, hésita un instant puis s’arrêta et leva dans un geste instinctif la
tête vers le ciel. Les étoiles indifférentes et sereines brillaient de mille
éclats !
Que faisait-il sur ce chemin qui menait à la l'insignifiance alors que le ciel
était d'une beauté si grave et si majestueuse ?
Les bras grand ouverts comme pour
embrasser cette splendeur sans nom, il s’arrêta. Une langueur jamais ressentie
l’envahit alors. Un bruit étrange, comme celui qu’une aile immense ferait dans
son battement parvint à son ouïe engourdie ainsi que tous ses sens. Une présence
aussi légère que l’air mais aussi lourde que du plomb, sembla l’accabler de
tout son poids. Les chants se dissolvèrent dans le mystère du désert que la
nuit couvrait de son voile lugubre. Les astres fusèrent dans le néant de
l'inconscience jusqu’à frôler la terre, jusqu’à lui caresser le visage.
Lorsque Mohammad ouvrit les yeux
; les mirages de la nuit avaient disparu ! Baraka, le visage défait
d’inquiétude était debout à contre-jour d’un soleil matinal encore indécis :
- "Où étais-tu passé, fils
d’Amina! lui dit-elle d’un ton courroucé. Tu m’as donné la peur de ma vie! Et
te voilà endormi comme un chameau, perdu au milieu de nulle part. Je te l’avais
bien dit ! Un koraychite ne se mêle pas à des nomades de basse classe. Même les
dieux sont d’accord avec moi. Ils te protègent malgré toi ! Allez debout, Ton
oncle et toute sa famille sont fous d'inquiétude pour toi!''
Mohammad, encore tout étourdi par les sensations de la nuit prit
la main de Baraka. Elle le tira d'un geste ferme comme elle le faisait lorsqu'il
était encore gamin et l'entraîna vers la maison de son oncle. Il la suivit
docilement…
Chapitre X : Khadija la
magnifique
Nadia Yassine - 12/03/2010
Aboutalib réfléchissait à ce qui pourrait consoler son pauvre neveu dont il
avait brisé le cœur en accordant la main de Fakhita à Houbayra ibn Abi Wahb al
Makhzoumi! Fatéma bint Assad, son épouse, en était aussi désolée que lui mais
que faire ?
Le mariage avait été festif et
Fakhita était resplendissante dans son hawdaj orné de soieries jaunes et sa robe
brodée or. Les quelques larmes sur ses joues vermeilles lui seyaient comme
autant de bijoux exigés par la bienséance. La tradition le veut ainsi. Une
fille bien élevée pleure toujours à son mariage se répétait Aboutalib qui ne
réussit pas à dormir cette nuit là, partagé entre le bonheur d’avoir marié sa
fille et le regret d’avoir peiné Mohammad.
Fatéma se retourna longtemps
aussi dans sa couche, soupirant à grand bruit, n’ayant pas plus que lui, réussi
à trouver le sommeil. Aboutalib qui l’avait vue essuyer discrètement ses yeux
durant toute la cérémonie l’entendit renifler discrètement. Le départ de
Fakhita n’en était pas la seule cause. Son épouse dont l’amour pour son fils
adoptif était immense avait deux raisons d'avoir le cœur brisé.
La nuit lui parut interminable et
le matin trop lent à venir. Une idée avait frayé son chemin dans le noir absolu
de la pièce et empêché définitivement son sommeil. Le soleil était à peine
sorti des limbes qu’Aboutalib se précipita dans les rues de Makka.
Quel ne fut l’étonnement de
Khadija bint Khouaylid, une ancienne voisine de Amina, de le voir à sa porte de
si bonne heure ! Elle ne l’en reçut pas moins avec tous les honneurs dus à sa
condition. Il l’avait attendu quelques moments dans une salle bien agencée où
l’on respirait l’ordre et la richesse. La terre avait été fraîchement mouillée
par les esclaves matinaux afin de neutraliser la poussière dont Makka semblait
avoir été façonnée. Une odeur d’encens chatouilla agréablement ses narines, le
consolant de sa longue nuit morose.
Il n’eut pas le temps de savourer
cet instant paisible qu’une ravissante femme au port altier fit son entrée. Sa
robe noire finement brodée faisait ressortir son teint d’albâtre, preuve de la
pureté de son sang koraychite et de sa condition de femme noble qui ne sort que
très peu.
Aboutalib se leva en hommage à
cette dame que tous les koraychites respectaient profondément. Il ne savait pas
pourquoi, Khadija lui en imposait à chaque fois qu’il la voyait. Chaque pas
qu’elle faisait, chaque geste qu’elle esquissait, chaque mot qu’elle prononçait
dégageaient une sérénité qui ne laissait personne indifférent. On la surnommait
"Attahira" (la pure) pour sa conduite irréprochable et son sérieux
qui firent d’elle non seulement une femme digne et intègre mais aussi une
commerçante hors paire.
Khadija lui fit signe de prendre
place sur un divan qu’un drap de laine à rayures rouges et blanches recouvrait
élégamment. Elle s’assit à son tour, le visage illuminé d’un sourire
hospitalier. Des yeux intelligents que des sourcils très noirs couronnaient et
qu’un khôl bleuté cernait, sondaient le visage d’Aboutalib tandis qu’un geste
gracieux de la tête l’invitait à dire sa requête. Aboutalib, impressionné par
tant de présence, baissa les yeux en rougissant. Il scruta les mains très
joliment décorées au henné de khadija n’osant affronter son regard des plus
francs :
- "O Oum Hind (mère de
Hind), je suis venue à toi pour une requête que ton éducation et ton grand cœur
ne sauraient me refuser".
- "Parle ô noble fils de notre
seigneur à tous. Tu ne peux certes demander qu’une chose raisonnable et
acceptable, puisse le dieu de la Kaaba te donner plus encore de sagesse et de
bonté. Ne vient d’un sage qu’une sage requête !’’
- "Eh bien, noble fille de
Khouaylid, c’est pour Mohammad que je viens te voir. Le connais-tu ?"
Khadija eut un large sourire.
D’un geste posé, elle rejeta sur son dos sa longue tresse de cheveux lustrés
puis entremêla ses doigts aux magnifiques bagues sur ses genoux. Une légère
rougeur sublimée par le mélange d’or et de corail de ses boucles d’oreilles,
lui monta aux joues.
Aboutalib attendait la réponse en
se disant comme à chaque fois qu’il voyait bint Khouaylid que l’âge n’avait pas
de prise sur cette femme plus encore que les autres koraychites. Il comprenait
aussi, comme à chaque fois, pourquoi elle avait autant de prétendants
- "Mohammad, l’orphelin des
béni Hachim. Qui ne le connaît pas ?"
Elle poursuivit d’un air amusé,
tentant de mettre à l’aise son hôte qu’elle sentait quelque peu embarrassé :
-"Hier encore, j’étais avec
des femmes près de la Kaaba lorsque je l’ai vu passer, noble, serein, plein
d’une lumière qui ne saurait échapper à l’œil averti. Ton neveu, Aboutalib, est
plus clair qu’une eau de source et plus fier qu’un cheval de race, plus vrai
que la parole d’un noble"
Elle se tut un instant, sembla
hésiter, puis reprit : "Pourquoi me demandes-tu si je le connais?"
Aboutalib poursuivit dans un air
de confidence :
- "Voilà ô Tahira ! Je ne te
cacherai rien ! J’ai élevé Mohammad comme mes nombreux enfants. Les dieux me
sont témoins que mon cœur est heureux de le voir heureux et qu’il est en pleurs
lorsque je le vois triste. Il se trouve qu’il s’est attaché à une de mes filles
dont il a demandé la main. Mais Houbayra des béni Makhzoum en avait fait de
même. J’ai accordé sa main à Houbayra. Toi qui es si mûre, tu dois certainement
comprendre !"
Khadija l’écoutait avec intérêt
bien que ne devinant pas encore où voulait en venir son illustre visiteur. Elle
profita de son léger silence pour frapper énergiquement de ses mains. Une jeune
esclave noire apparut, comme par magie, portant une jatte pleine de figues et
un gobelet de petit lait qu’elle déposa respectueusement aux pieds d’Aboutalib.
La jeune négresse se retira furtivement comme elle était venue après avoir
embrassé un pan de la tenue de l’hôte.
Aboutalib poursuivit son récit
tout en honorant l’offrande de la maison :
-"Mohammad a été blessé de
me voir accorder la main de Fakhita aux béni Makhzoum. Ce sont les traditions
qui m’y ont poussé. Ils nous ont accordé la main de leurs filles. Je ne pouvais
pas leur faire cette offense ! Je n’avais pas le choix!"
Khadija hochait la tête, agréant
l’excuse de son hôte qui poursuivait :
- "Et pour tout te dire, je
ne pouvais pas non plus forcer Fakhita à épouser son cousin ! Ce n’est pas dans
la tradition de noblesse de notre tribu de forcer les filles à se marier si
elles ne le veulent pas ! Ce n’est quand même pas une esclave ! Et elle avait
un penchant pour ce… Houbayra ! Je ne sais pas moi ! Peut-être qu’il a inventé
pour elle quelques vers qui lui auraient tourné la tête alors que mon pauvre
cher Mohammad n’est pas doué pour la poésie!!!"
Khadija l’invita à boire quelques
gorgées de petit lait bien frais afin de se reprendre. Elle lui tapota
amicalement l’avant-bras :
-"Ne sois pas aussi triste,
cousin ! Ne sois pas aussi triste ! Les destinées sont souvent contraires à nos
désirs d’humains !! Tu n’as fait que ce que les dieux voulaient que tu fasses !
Que puis-je faire pour toi, cousin?"
Aboutalib expliqua : "Il
faut dire aussi que je ne pouvais même pas convaincre Fakhita par le fait que
Mohammad soit riche puisqu’il est très pauvre !!! Je n’avais aucun argument
capable de la détourner du fils des Makhzoumites, hélas !"
Aboutalib semblait vouloir se
convaincre lui-même plus encore que de convaincre sa noble auditrice. Khadija,
l’œil vif, le sourire indulgent aux lèvres, avait enfin compris le but de la
visite de son hôte.
Pleine d’attention et de bonté,
elle voulut épargner à Aboutalib la gêne qui se refléta soudain sur ses traits
et dans l’intonation de sa voix. Elle se dit qu’Aboutalib, connu pour son
excessive fierté, devait aimer son neveu d’un amour très singulier pour faire
une telle démarche ! Il voulait trouver un travail rémunérateur pour Mohammad afin
qu’il puisse gagner un peu d’argent et se marier le plus tôt possible. Cela lui
ferait oublier l’humiliation involontaire que son oncle lui fit subir. Pauvre
Aboutalib au grand cœur ! Khadija l’interrompit savamment :
-"Cher cousin, avant que tu
ne termines ton récit; maintenant que tu m’y fais penser ! J’ai un grand besoin
de trouver un homme de confiance. Mayssara, mon esclave fidèle ne peut mener à
bien son travail de chef de caravane tout seul. J’ai une fortune qui a besoin
d’être entre de bonnes mains. J’allais venir t’en parler si tu n’étais pas venu
aujourd’hui, noble fils de Koraych. Tu m’as épargné le trajet ! Où avais-je la
tête dès ton entrée !? Cela doit être mes nombreuses charges ! Je deviens
oublieuse ! Hind et Hala me prennent toute mon énergie. Je veux les éduquer
dans le sens de l’honneur et de la droiture…"
Elle alla ainsi jusqu’au bout de
sa manœuvre charitable en ne laissant pas le temps à Aboutalib de placer un
mot. Toute Makka savait le sens de l’honneur à fleur de peau des fils d’Abdoulmoutalib
et elle voulait faire honneur à ce seigneur que le destin mettait à l’épreuve :
-"Tu es venu m’annoncer le
mariage de Fakhita ?!! quel bonheur ! Puisse Dieu lui donner joie, richesse et
enfants nombreux. Je rendrai visite à Fatéma , ton épouse, dès que je pourrai.
Tu as très bien fait de me l’annoncer !! Ta fille a épousé un Makhzoumite, tout
comme mon deuxième défunt mari : Atik. Voilà une autre raison de nous
rapprocher encore plus!! N’est ce pas ? Nous sommes cousins par alliance une
fois de plus ! Alors que dis tu pour Mohammad ? Tu peux lui parler, cher cousin
?!"
Aboutalib, l’œil mouillé de
reconnaissance regarda Khadija dans sa beauté et sa grandeur morale sans
pareilles. Il se dit que si la noblesse arabe n’avait engendré que cette dame ,
cela lui aurait suffi ! Il hésita un bref moment, puis entra dans son jeu très
généreux :
"Oui, très digne et très
pure cousine ! Je parlerai à Mohammad ! Il ne refusera certainement pas de
travailler pour la plus noble des femmes que la terre d’Arabie ait jamais
engendrée ! Je te l’enverrai".
Trop ému, Aboutalib se leva pour
prendre congé de Khadija qui fit de même déployant sa majestueuse stature. Son
bracelet de cheville accompagna de son tintement métallique ses pas de femme
bien éduquée. La tradition arabe voulait que le maître ou la maîtresse de céans
accompagnât jusqu’au pas de la porte les visiteurs de marque. Au moment où
Aboutalib allait le franchir, Khadija posa sa main sur sa manche :
- "Cousin, combien
donne-t-on à notre cher Mohammad pour un voyage ?"
- "On lui donne deux
chameaux !"
- "Je lui en donnerai quatre
et je lui laisserai une petite part des bénéfices".
- "merci, généreuse et digne
enfant de généreux et de généreuses !"
Khadija hésita puis se décida :
-"Aboutalib ! Sais-tu
lorsque j’étais près de la Kaaba avec les femmes. Oubay, le juif qui aime
taquiner les femmes, nous a dit que le Prophète promis aux fils d’Ismaël devait
avoir l’âge de se marier aujourd’hui. Il a ajouté en riant que si l’une de nous
arrivait à le rencontrer, qu’elle le demande en mariage et qu’elle soit la
poussière sur laquelle il pose son pied parce que ce Prophète sera la dernière
porte ouverte entre le ciel et la terre !! Il nous a dit aussi qu’il avait un
sceau dans son dos. A ce moment là, j’ai aperçu ton neveu qui revenait d’un
voyage avec sa caravane ! J’ai alors eu une drôle d’impression! J’ai cru voir
une sorte de silhouette qui le couvrait de son ombre alors que le soleil
frappait très fort !! Je crois que c’était un éblouissement du au soleil mais…
je voulais te demander…’’
Khadija se tut soudain , l’air
aussi gêné que ne l’était Aboutalib il y a quelques instants. Celui-ci
l’encouragea en hochant la tête. Elle lui dit, les joues en flammes :
- "Ton neveu, Mohammad…
a-t-il quelque chose entre les épaules ? Une marque insolite ? Une tâche de
naissance ?!"
Aboutalib blêmit un peu puis il répondit d’une voix troublée tout en prenant
congé:
- "Non, je ne crois pas ! Il
n’a pas de tâche de naissance ! Enfin je ne sais pas ! Il faudrait demander à
Fatéma qui l’aidait à se laver lorsqu’il était petit ! Je ne sais pas ! Je ne
pense pas !!!"
Khadija resta sur le pas de la porte tandis qu’Aboutalib
s’éloignait le cœur plein de reconnaissance mais l’esprit en proie à une
inquiétude toute nouvelle…
Chapitre XI; La porte du ciel
Nadia Yassine - 19/03/2010
Fatéma bint Assad, le visage
illuminé de joie, poussait des youyous à réveiller les dieux de pierre dans le
ventre de Makka. Un air de fête régnait dans la maison d’Aboutalib. Tous les
yeux étaient rivés sur Mohammad qui était plus beau et plus élégant que jamais.
Il avait troqué son humble habit de berger pour un costume des grands jours.
Sa tunique rouge où brillaient
quelques fils d’argent lui allait à ravir. Sa chevelure noire de geai
particulièrement bien lissée était d’un contraste des plus seyants avec sa
tenue.
Thouwayba qui lui avait tressé
son abondante chevelure à la coutume des jeunes koraychites admirait son œuvre.
Deux tresses de part et d’autre de sa tête laissaient entrevoir ses oreilles
que la gêne d’être autant adulé rougissait. Safia bint Abdoulmoutalib somma
l’ancienne affranchie d’accélérer sa cadence pour pouvoir offrir ses services
de coiffeuse aux autres membres de la famille venus nombreux. Thouwayba n’y
prêta point garde et continua à s'occuper de son fils de lait en maugréant :
-"Tu veux que les bani Assad
se moquent de mon cher Mohammad. C’est Khadija, la mariée!!! Tu sais ce que
cela veut dire ? Kha-di-ja, prononça-t-elle en marquant chaque syllabe de ce
prénom magique !! C’est la plus belle et la plus noble des femmes de Makka !!
Il faut que Mohammad lui fasse honneur ! O bint Abdoulmoutalib ! Alors laisse
moi donc finir mon travail tranquillement maîtresse "
Safya que toute la famille
craignait pour son fort caractère la foudroya du regard et répliqua mi figue mi
raisin :
- ‘’ Heureusement que c’est le mariage de mon neveu le plus cher à mon cœur
sinon tu aurais eu affaire à moi. C’est vraiment la fin des temps puisque nos
esclaves nous répondent comme s’ils parlaient à leur pairs. Pffff.’’
La négresse, le front en sueur,
feignant ne rien entendre, massait les mains de Mohammad d’un onguent parfumé
au jasmin. Celui-ci se laissait faire, le sourire aux lèvres. Lorsqu’elle eut
fini, elle les prit comme elle avait l’habitude de le faire lorsqu’il était
nourrisson et les posa de part et d’autre de son visage puis les embrassa
fougueusement. Elle se jucha ensuite sur ses orteils pour être à la hauteur du
visage de celui qu’elle avait vu naître et qui se tenait devant elle en homme
accompli et d’un air inspiré marmonna des formules de protection en lui lissant
la barbe.
Mohammad éclata de rire tout en
cherchant un moyen d’échapper à ce trop plein d’amour. La taquinerie opérait
toujours avec cette femme si simple mais si aimante :
-"Que vois-je Oum Masrouh ?
Tu commences à avoir des cheveux blancs ?"
Thouwayba fit les yeux ronds et
lâcha le peigne en poussant un cri d’étonnement. Mohammad s’esquiva en riant.
Elle le poursuivit en le suppliant de la laisser parfaire sa coiffure et lui
mettre de l’ambre sur les sourcils.
Toute la maisonnée rit de cette
petite scène. L’étonnante transformation de Mohammad ravissait tous les regards
mais deux d’entre eux scintillaient de façon singulière. Fatéma et Baraka
avaient la même expression éblouie que seul un visage de mère pouvait relater
en un jour tel que celui-là. Un mélange de tendresse et d’une étrange
vénération mouillait leur yeux des larmes sacrées de l’amour sans condition et
sans limite.
Des youyous fusèrent de nouveau comme un signe de ralliement qui, d’un seul
mouvement, entraîna tout ce petit monde jusqu’au pas de la porte où les hommes
de la famille attendaient le marié.
Aboutalib, un large sourire aux
lèvres et la fierté au cœur lui prit le coude. Abbas et Hamza vinrent les
entourer. Leur ressemblance avec lui était d’habitude frappante mais
aujourd’hui, ils semblaient de pâles reflets de sa splendeur. Les quatre hommes
avancèrent au milieu du groupe tandis que les femmes et les enfants leur
emboîtaient le pas, rivalisant de youyous et de rires heureux . Des petites
esclaves portant gracieusement des présents en équilibre sur leurs têtes se
mirent à chanter.
"Nous venons à vous, nous
venons à vous ! Accueillez nous ! Accueillez nous !"
"Nous venons vers vous !
Nous venons vers vous. Saluez nous, Saluez nous"
''si nous n'avions quoi semer ,
vous n'auriez rien à récolter .''
Des portes s’ouvraient tout le
long de leur chemin et des regards curieux accompagnaient la procession.
Certains leur offraient des invocations ou des encouragements. D'autres chuchotaient
et observaient le moindre détail évaluant la valeur des présents.
Thouwayba planta son doigt dans
le dos de son fils Masrouh, un grand gaillard métisse qui marchait dans la
dernière rangée des hommes. Il se retourna d’un air furieux vers sa mère qui lui
tendit un brasero d’où se dégageait une fumée à la senteur capiteuse. Elle lui
intima l’ordre d’aller encenser Mohammad contre le mauvais œil. Masrouh ignora
sa requête, ayant l’habitude des débordements affectifs de sa mère envers son
frère de lait. Mohammad n’avait pas besoin d’être enfumé alors que la porte de
la mariée était à quelques pas de lui.
La procession fut accueillie dans
la liesse. Une immense tente était plantée devant la maison de Khadija. Des
esclaves de tout âge couraient dans tous les sens, portant des plats de viande
de chameau et des carafes d'eau, soulevant des nuages de poussière.
La famille nourrissait déjà ses
invités venus très tôt. D'aucuns étaient venus par loyauté envers les béni
Assad, d'autres par curiosité. Qui pouvait bien être l'heureux élu de Khadija
qui avait refusé tous les seigneurs des tribus voisines qui l 'avaient demandée
en mariage ?
Nafissa bint Mounia, l'oeil
pétillant, souleva le pan de tissu qui masquait la fenêtre de Khadija. A la vue
de Mohammad dans la cour , elle gloussa de bonheur comme s’il lui était
destiné. Khadija, assise sur son lit, aussi calme que les autres jours,
s’amusait de son agitation tout en caressant la tête de Hala sa petite fille !
Nafissa, de caractère très
joyeux, hoquetait, les joues toutes roses d’émotion, le visage poupin :
- "Mon Dieu, mère de Hind ! Ils sont là ! Viens, viens donc le voir ! Mais
c’est qu’il est magnifique !!! Je ne croyais pas qu’il était aussi séduisant !
Il nous a tous trompés dans ses haillons de berger ! Eh bien dis donc ! T’as le
coup d’œil toi ! Et dire que c’est moi-même qui suis allée te le pousser à
venir demander ta main ! Ah si j'avais su !"
Hala la sœur de Khadija qu’elle
affectionnait au point de donner son prénom à sa fille et qui venait d’arriver
la veille de son village lointain pour assister aux noces fronça les sourcils.
Friande des détails de ce mariage hors du commun, elle s’approcha de leur amie.
-"Ainsi c’est toi qui a
intercédé auprès de Mohammad ?! Khadija n’a pas encore eu le temps de me raconter
cette histoire ! dit-elle d’un air curieux, une pointe de reproche et d'ironie
dans la voix !"
- "Tu sais bien que Khadija
ne raconte rien ! C’est un puits sans fond votre Khadija !" lui répliqua
Nafissa, l’œil toujours attaché à ce qui se passait en bas .
Khadija, un peu gênée, fit signe
à une jeune esclave au teint d’ébène, joliment habillée et discrètement debout
au coin de la pièce, de sortir la petite Hala. Elle lui suggéra de la faire
rejoindre son frère Hind qui assistait aux festivités. Celle-ci, la moue
contrariée de ne pouvoir voler quelques ragots, poussa l'enfant vers la porte.
Nafissa s’en donna alors à cœur joie :
- "Oui, c’est moi qui suis à
l’origine de ce mariage, ma chère et je n’en suis pas peu fière!" dit-elle
en retroussant ses manches et en posant ses poings sur les hanches.
- "Tu n’as pas à être fière
ma pauvre Nafissa ! C’est pas le mariage du siècle, dit Hala en roulant des
yeux et profitant de l’occasion pour faire des remontrances à sa sœur de façon
indirecte ! Les poètes ne chanteront certainement pas tes louanges
continua-t-elle, l’air dépité. La noble des nobles, la richissime Khadija avec
le pauvre gamin orphelin des béni Hachim ! Quel beau travail tu as fait là,
fille de Mounia ! Mes félicitations !"
Khadija restait sereine et se
contentait de sourire lorsque sa sœur lui lançait des regards en biais .Elle
avait réussi à convaincre son oncle et cela était suffisant ! Les remarques ne
la touchaient pas puisqu’elle avait Mohammad et qu’elle était sûre de son choix
. Mayssara savait ce qu’il représentait et combien il était noble et dévoué.
Avant de pousser Nafissa à lui suggérer de demander sa main, elle l’avait bien
observé et testé.
De plus quelque chose lui disait que Mohammad était sûrement le Messager,
héritier de Jésus et de Moïse ! Elle n’en parlait à personne sauf à Waraka, son
cousin chrétien qui savait bien des secrets célestes. Comme lui, elle ne
croyait pas qu’il y ait plusieurs dieux et elle pensait même se mettre à
l’école de sa foi .
Mohammad était apparu dans sa vie
à ce moment. Il avait alors conquis son cœur et son âme; son âme avant son
cœur, son cœur avant ses yeux. Non pas pour sa jeunesse ou sa beauté et encore
moins pour son statut social. Des hommes aussi jeunes et aussi beaux, elle les
avait refusés sans hésiter. Elle se savait elle-même parmi les femmes les plus
attrayantes à Makka mais le jeu de la séduction était prisé par les femmes de
basse condition. Elle, était en quête de quelque chose de plus subtil et de
plus particulier.
Mohammad portait en lui un
mystère qui la subjuguait et lui faisait miroiter les reflets de cette quiétude
à laquelle elle aspirait. Mayssara avait à maintes reprises décelé des signes
insolites et le mystère qui accompagnaient toujours Mohammad !
Khadija était toute à ses réminiscences
tandis que Hala soutirait les menus potins de cette liaison si peu banale dans
un monde aussi hiérarchisé que celui de Makka. Nafissa roulait des yeux
malicieusement en racontant comment elle avait pris à part Mohammad, un jour
qu’il était revenu de son voyage avec Mayssara. Khadija les avait accueillis
avec beaucoup de générosité. Elle avait tenu à les servir elle-même.
- "Tu sais O Hala bint
Khuaylid, c’est ce jour là que j’ai compris que ce que tu vois aujourd’hui
n’allait pas tarder! Les désirs de Khadija sont des ordres pour les dieux ! Tu
le sais bien, poursuivait d’un air mutin Nafissa en se tournant vers son
interlocutrice qui s’appuyait de tout son poids sur son épaule afin de pouvoir
suivre ce qui se passait dans la cour. J’aurais voulu que tu vois notre Khadija
ce jour là ! On aurait dit une jeune fille démunie et sans expérience non pas
une femme de quarante printemps ! Elle rougissait puis pâlissait, ne savait
plus que répondre! Ha ha par les dieux de Makka, la fameuse Leyla peut aller paître
les chèvres ? "
Khadija avait décidé de les
laisser aux ragots de Nafissa bint Mounia relatés pour la énième fois en cette
matinée. Rêveuse, le visage radieux, le cœur palpitant et léger , elle
enduisait machinalement sa longue chevelure de musc.
- "Lorsqu’ils eurent fini de
manger et que Mohammad prit congé de nous, chuchota Nafissa, infatigable, il
fut étonné de me voir le rejoindre dans la cour. Il était tout attendrissant
dans sa pudeur ! Je lui demandai sans détour s'il voulait se marier. Il me répondit
qu’il n’était qu’un pauvre hère sans fortune. Il voulait d’abord travailler et
se faire un peu d’argent. Il conclut que nulle femme ne voudrait d’un orphelin
sans argent puisque même sa cousine l’avait rejeté. Je lui dis alors que si une
des plus belles femmes de Makka et des plus riches désirait le prendre pour
époux; quelle serait sa réponse?"
Mohammad l’avait regardée, à demi-intrigué. Il se doutait un peu de qui il
s’agissait. Il se tut cependant en se contentant de l’interroger du regard
craignant les ragots de Nafissa si celle à qui il pensait ne correspondait pas
à la proposition.
- "Oh, dieux de la Kaaba mon
amie Hala! Si tu avais vu la lueur dans son regard lorsque je lui dis que
c’était ta sœur Khadija ! Il eut de la peine à contenir son bonheur. Pondéré
comme il est toujours, il se retint mais dans ses yeux brillait une si grande
joie. Le pauvre Mohammad ! Khadija avait gagné son cœur mais il n’osait même
pas y penser !"
Khadija interrompit Nafissa mais
Hala lui fit signe d’ignorer sa sœur. Nafissa, intarissable, ne se le fit pas
dire deux fois :
- "Tu sais ! Thouwayba m’a
raconté qu’Aboutalib n’en a pas cru ses oreilles lorsque Mohammad lui proposa
de l’accompagner pour la demande officielle en mariage ! Aboutalib dont la
fierté est légendaire eut très très peur d’être éconduit. C’est encore moi, se
vanta Nafissa, qui dut assurer à Mohammad que Khadija était une maîtresse femme
et que la présence de son oncle n’était qu’un respect pour les traditions.
Khadija était maîtresse de son destin et son destin..."
Nafissa fut interrompue par des
sons de tambour. Elle continua d’un rire enfantin qui secoua Hala toujours
appuyée sur son épaule et montra du doigt un coin reculé de la cour où des
esclaves noirs dansaient en sautant très haut et où Mohammad paraissait comme
un soleil qui éclipsait tout autour de lui…
- "Son destin !! soupira
Nafissa avec malice : Regarde le ! Regarde le ! Mon Dieu mais c’est pas un être
humain ! Aujourd’hui on dirait un astre !"
Hala porta le regard sur le marié
, les yeux plissés, la bouche pincée. Khadija la regardait du coin de l’œil
tout en vaquant à ses derniers préparatifs. Elle crut voir sur ses traits un
intérêt soudain l’espace d’une fulgurance mais Hala reprit très vite son masque
ironique.
Khadija dit alors :
- "Eh bien Nafissa, tu n’a
pas dit l’essentiel à Hala, Dis lui ce que mon oncle Amr ,qui sait évaluer les
hommes à leur juste valeur, a dit de mon époux lorsque Aboutalib, inquiet,
demanda ma main".
Nafissa, heureuse que Khadija
soit entrée dans son jeu, s’esbroufa en se débarrassant de Hala et en allant
vers sa sœur :
- "Oui. Oh oui !"
dit-elle sur le même ton d’excitation tandis que Hala feignait la froideur et
tournait ses pouces aux bouts rougis de henné, faisant une mimique de dédain.
Nafissa exultait, toute heureuse de relater encore une fois l'histoire de ce
mariage dont Makka se souviendra longtemps:
- "Amr avait gardé le
silence un court moment et le pauvre Aboutalib avait blêmi. .Nous regardions
par cette fenêtre, cachées moi et Khadija comme tu es là maintenant. Le cœur de
Khadija a failli s’arrêter de battre. Et là votre illustre oncle dit :
"Votre fils est comme ces chameaux de race supérieure que l’on ne peut
humilier ou éconduire". Oh dieux !! quel soulagement ! Et vois-tu cette
grande sultane indifférente que tu vois là et qui joue aux grandes dames s’est
affalée sur ce divan comme une enfant et a marmonné des prières de
reconnaissance à je ne sais quel dieu!".
Hala soulevait un sourcil
réprobateur tandis que Khadija exaspérée par le flux interminable des paroles
de Nafissa lui demanda gentiment de quitter la pièce. Hala , la tête haute, le
pas saccadé, la suivit . Elle n’en revenait pas que sa cadette épouse un
orphelin qui avait l’âge de son fils et pas de fortune !!! Ce n’était pas son
statut de noble qui allait la nourrir et préserver sa fierté !
Khadija, enfin seule, s’empressa
vers la fenêtre. Des voix de femmes avaient pris la relève des bruits de
tambours. Quelques cercles s’étaient formés autour de grands plats de viande
grillée accompagnés de pain et de dattes.
Mohammad était assis parmi les
siens, l'air affable, le sourire frais, mangeant avec retenue. De temps en
temps,il levait discrètement les yeux vers sa fenêtre cherchant à entrevoir son
ombre derrière les rideaux.
Le ciel sembla soudain plus bleu
à Khadija et l’air de Makka plus pur. Elle inspira profondément et regarda ses
mains tremblantes somptueusement ornées de henné et de bijoux, sa robe brodée
finement, ses pieds soignés et parfumés.
Puisse-t-elle plaire à Mohammad
pour l’éternité. Elle fera tout pour le rendre heureux et pour le protéger !
Qui était-elle pour mériter d’habiter à la porte du Ciel ?
Elle laissa son regard voler encore une fois vers le visage
lumineux de son époux qu'elle scruta sans respirer puis elle murmura dans un
souffle qui monta au firmament: "Merci Dieu ! Merci Dieu ! "
Chapitre XII : A l'ombre de la
Kaaba
Nadia Yassine - 28/03/2010
Mohammad, le cœur en sang, marchait d’un pas incertain, penchant le buste en
avant, contrant les vents d'un chagrin trop lourd. Son visage d’habitude serein
et avenant était soucieux et son regard, absent. Les nuages de poussière sur la
route de la Kaaba se mêlaient à ceux de l’amertume de ce matin qu’il laissait
derrière lui.
Ne pouvant plus supporter le regard de détresse de Khadija; il se dirigeait à
la hâte vers "Al Bayt", la maison d'Allah, comme le fleuve court à la
mer, comme ces oiseaux blessés courent vers les mares d’argile afin de panser
leurs plaies.
Des larmes perlèrent au coin de
ses yeux lorsqu’il se remémora le visage figé de douleur de sa bien-aimée qui,
la veille aux aurores, l’avait réveillé avec son habituelle douceur. Au lieu de
son sourire éclatant qui illuminait sa journée et réchauffait son cœur
d’éternel orphelin, ses traits tirés disaient les tourments d’une âme en peine.
Il ouvrit les yeux plus grands pour découvrir dans les bras de son épouse le
petit corps sans vie d’al Kassim, cet enfant qui avait consolidé plus encore
les liens entre eux.
Mohammed avait serré la mère et
l’enfant dans un geste de protection et de compassion à ne faire qu’un corps à
eux trois. Il aurait tant voulu transmettre son souffle à ce petit être sans
âme et rendre la joie à cette mère exemplaire, cette femme hors du commun: sa
bienaimée !
Khadija ne pleurait pas mais il sentait toute la détresse de son cœur de mère.
Son parfum si rassurant de femme soignée et aimante ne réussit pas à le
rassurer comme d’autres jours lorsqu’elle le consolait des maux de la vie.
Khadija, accablée, lui céda le
petit cadavre emmailloté dans un drap de lin blanc. Il l’avait alors déposé
avec tendresse pour contempler le visage de son petit qui, hier encore, plein
de sève, lui faisait des sourires enchanteurs. Ses baisers et ses larmes se
mêlèrent sur la joue du chérubin qui semblait dormir. Le contact glacé du petit
corps que la mort avait marqué du sceau de l'absence réveilla en lui toutes les
questions qui l’habitaient depuis quelques années. Quel était le sens de cette
vie ? Quel était le secret de ce lointain royaume qui ravissait tous les êtres
et les happait sans merci?
Khadija, plus resplendissante et
majestueuse que jamais restait silencieuse et très digne. Baraka et d’autres
femmes dont les lamentations commençaient à fuser dans l’autre pièce étaient
venues pour s’occuper de l’enterrement. Khadija reprit son précieux fardeau
pour le livrer à leurs soins. Elle n’avait réveillé son époux que pour qu’il
puisse faire son dernier adieu à celui qui leur avait apporté tant de joie
pendant quelques mois.
Taisant son chagrin, brûlant
pourtant, Mohammed la retint un moment pour lui dire tout l’amour qu’il avait
pour elle et encore une fois, toute sa reconnaissance. Il lui assura que Hind
et Hala, ses enfants à elle de son premier mariage, assouvissaient amplement
son désir de paternité. Il lui jura par ce qu’il avait de plus cher, le
souvenir de sa mère et de son grand-père, qu’il l’aimerait jusqu’à la fin des
temps même si elle ne lui donnait plus aucun enfant. Il rajouta qu’elle était
la plus belle et la plus noble des femmes qu’il connaisse !Khadija avait souri
alors d’un sourire qui lui fit autant d’effet qu’un long sanglot amer tant la
douleur s’y mêlait à la douceur !
Mohammad, ressassant ces images,
marchait de plus en plus vite, fuyant son impuissance à atténuer l’affliction
de celle qui avait porté de longs mois la chair de sa chair et qui passa la
nuit à sangloter en silence!
Le petit corps repose depuis hier
dans cette terre ingrate ; la même que celle du chemin qui mène à la Kaaba. ‘’
Al Kassim’’ n’était plus ! Comme on arracherait un cœur vivant pour le jeter
dans un désert! Comme on éteindrait la lumière d’un soleil ! Comme on
arrêterait de respirer pour ne pas couler dans les sables mouvants !
D’habitude, Mohammad confiait ses
malaises et ses désespoirs à son âme sœur: Khadija. Elle savait si bien
l’écouter et son affection démesurée le berçait tendrement et l’entourait de
toute part. Son épouse étant plus affligée que lui ; il courait vers l’autre
source de sa quiétude afin de revenir, plus fort et plus serein lui offrir
consolation et espoir.
Il courait vers la quiétude que seule cette Kaaba savait lui procurer, tout en
appréhendant de voir toutes ces têtes en pierre, en ivoire ou en métal des
nombreux dieux de la Cité.
A chaque fois qu’il faisait les
circonvolutions d’usage chez les tribus, autour de ce bâtiment, il sentait une
force l’habiter pendant longtemps. Les blessures de son âme cicatrisaient et
tous ses membres semblaient s’en accaparer et s'en revigorer. Les idoles dont
l'ombre se mêlait à celle de l'antique bâtisse "Al Bayt" devenaient
alors transparentes à ses yeux !
Son refuge aux murs délabrés par
le temps, n’était plus très loin. Mohammad inspira l'air chaud de Makka et
expira profondément, essayant d'expulser de son for intérieur le désarroi que
la mort de son enfant provoquait en lui. C'est à ce moment qu'il se rendit
compte d'un fait étrange : Makka semblait déserte pour une heure du matin aussi
avancée. Les Mekkois se réveillaient à l’aube et les ruelles de la Cité se
peuplaient très tôt, bien avant même que le soleil eut pointé son premier
dard.
Intrigué, il aperçut quelques rares passants qui ne prirent même pas la peine
de le saluer. Il faillit en interpeller un mais il n’en eut pas la force. Il
avait des bleus intérieurs et ne voulait parler qu’à une seule force : celle que
la Kaaba semblait recéler jalousement; que ses yeux ne voyaient pas mais que
son cœur ressentait... profondément !
Des éclats de voix et une
animation soudaine finirent de le rendre à la réalité de la Cité. Un évènement
exceptionnel faisait affluer des Mekkois retardataires vers le centre de Makka.
Mohammad fut bousculé par des bédouins à l’air curieux, courant vers ce qu'ils
appelaient le "ventre de la Cité". Il se retrouva plaqué sur le flanc
d’un bloc de pierre dont les jambes en colonnes poussaient de la terre et
allaient porter à longueur de deux hommes, un buste difforme.
C’était la déesse que les femmes
arabes venaient, de loin, implorer lors de leurs grossesses. Elle protégeait
leurs nourrissons de la mort soudaine qui les leur ravissait souvent, tout
comme Al Kassim, cette nuit même.
Khadija n'avait jamais suivi ce rituel. Waraka, son vieux cousin chrétien très
sage, lui avait appris à mépriser de telles pratiques, et Mohammad était en
accord avec sa sagesse. Il regarda cette masse de pierre au visage impassible
qui le toisait du haut de son obésité minérale. Que pouvait vraiment cette
masse immobile ? Tant de lourdeur pouvait-elle avoir quelque pouvoir sur la
fraîcheur confisquée de son enfant au sourire comme une source ?
Quelque chose craqua sous ses pas
vacillants. Des amulettes multicolores gisaient aux pieds de la déesse comme
autant de rêves maternels, d’espoirs enfouis et de lamentations silencieuses.
L’enfant ! Le mâle était le rêve de toute femme saine dans cette tradition
féroce ! C’était le seul moyen d’exister dans la tribu; le seul moyen de durer;
le seul moyen d’être respectée ou craint. Ne pas avoir d’enfant mâle était une
malédiction pour laquelle on avait inventé cette silhouette au ventre repu de
promesses non tenues.
A la vue de ce tapis insolite,
Mohammad compatit plus encore au chagrin de Khadija qui, bien qu’ayant de son
premier mariage, son fils Hind, était heureuse de lui avoir donné al Kassim. Il
se promit encore une fois de la rassurer sur l’amour inconditionnel qu’il portait
pour elle. Il lui dirait que des mains occultes voulaient lui prouver qu’il
l’aimait pour elle-même et non pour sa capacité de lui donner un enfant mâle !!
Curieusement, à cette pensée, il fut consolé lui-même.
Il épousseta sa manche maculée de
poudre de déesse et continua son chemin, de plus en plus sûr que le destin des
hommes n’était pas entre les mains de ces colosses de pierre. Il contourna
encore ainsi quelques idoles complices des manques criants d’une humanité
perdue aux confins de l’aridité faite climat, coutumes et traditions.
Une foule lui apparut au loin alors qu'une statue en bronze géante un peu
surélevée le masquait. Mohammad comprit enfin pourquoi les rues étaient
désertes ! L’impact du chagrin lui avait fait oublier que les tribus mekkoises
devaient reconstruire la Kaaba. Les habitants étaient tous réunis autour de la
bâtisse. Il s’arrêta un moment pour reprendre ses esprits.
Ce qu’il vit alors finit de lui
briser le cœur !
Une foule excitée d’hommes armés
de leurs carquois et de leurs épées, prêts au combat, suivait les altercations
des représentants tribaux. Les femmes se tenaient en retrait, leurs bouches
pleuvant d’insultes pour les autres tribus, de louanges pour leurs propres
guerriers dans une cacophonie détestable. D’aucunes portaient des gourdes dont
elles versaient le vin frais pour leurs champions, d’autres chauffaient les
tambourins, les tenant prêts à d’éventuels affrontements pour encourager leurs
partisans.
Mohammad sentit le chagrin le
submerger. Il avait mal pour sa Cité et pour ses frères Mekkois et ses sœurs de
sang. Les hommes avaient l'écume aux lèvres comme des bêtes sauvages. Les
femmes n’étaient plus que des pythies de la haine et de la violence et de leur
douceur naturelle, ne restait plus aucune trace. Elles étaient transformées en
louves avides de sang et de chair ! Les gardiennes de l’amour et de la vie
n’étaient plus qu’une horde prête à savourer l’horreur au lieu de pousser leurs
hommes à la paix et au calme.
Tandis qu’une mêlée d’hommes des
béni Makhzoum bombait le torse et lançait des défis en vers et en prose à celle
des béni Taym; une dizaine de guerriers s’approcha du centre de la vallée,
portant une grande cuve où baignait le sang d’un chameau fraîchement abattu.
Des caillots se formaient malgré la grande chaleur et une nuée de mouches
suivait la procession macabre.
Mohammad reconnut les béni
Abdoudar. Leurs hommes, les yeux révulsés et la mine endurcie, plongèrent leurs
mains dans le sang, suivis par les béni Abdoumanaf, les béni Assad, les béni
Zahra, les béni 'Adiy. Le sang macula les mains de tous les jeunes guerriers et
l'on versa ce qu'il en restait sur le sol qui en semblait aussi avide que les
hommes en furie.
Un jeune homme parmi les porteurs
de la cuve; le visage congestionné par la colère, les spiritueux et la chaleur,
cria son poème né dans l'agitation du moment, rappelant les privilèges de sa
tribu:
"Par Allah, nous ne ferons
qu'ensemble ce que vous désirez
Ou nos mains seront de ce sang ornées et maculées
Nous sommes les maîtres d''Al Bayt'', reconnaissez-nous
Pourquoi, sans pudeur aucune, le reniez-vous?"
Mohammad reconnut Ikrima ibn Amir. Il n'entendait pas tout ce qui se disait,
étant trop loin, mais il connaissait bien son peuple et savait les raisons de
leurs déchirements.
Ils étaient ainsi ! Proches du
firmament par leur courage, leur vaillance et leur générosité, leur loyauté et
leur chevalerie ; vils et violents lorsque lorsqu'il s’agissait de leur seul
véritable dieu : la tribu.
Il savait les guerres fratricides
qui les avaient déchirés mais il savait aussi leur grande fierté et leur
vénération pour leurs sages, toutes tribus confondues.
"Dar al Nadwa"
témoignait de leur volonté de s'unir et de croire en la puissance du mot plutôt
que celle de l'épée!
Ils étaient ivrognes mais poètes
!
Ils étaient cruels mais capables
de gestes plein d'amour!
Ils enterraient parfois les
fillettes mais ils étaient seuls capables d'aimer les femmes d'un amour
légendaire!
Hatim Taï et Kays vivraient
éternellement dans leur conscience pleine de rudesse et de finesse à la fois !
Mohammad en oublia pour un moment
son deuil. Il se dit qu'il les aimait tant malgré tout ce qui lui faisait
horreur en eux. Il leva les yeux au ciel cherchant une bouffée d’air frais ;
l’air d’un destin qui changerait subitement cette haine montante en un flot de
compassion et de paix. Quelle vanité que de s’affronter entre frères alors que
la mort les séparera plus tôt qu’ils ne le pensent ! Pourquoi cette violence et
cette sécheresse des cœurs ?
Les jeunes hommes n’ayant cure de
ce que Mohammad ressentait, l’humeur réchauffée par les spiritueux et exacerbée
par les youyous des femmes, se préparaient à l’irréparable.
Les anciens des différentes
tribus connaissant le lourd tribut de la guerre et les malheurs qu’elle
provoque essayaient de calmer les jeunes, avides de combats et de victoires.
Quelques grand-mères à l’esprit assagi par les ans tentaient quant à elles de
persuader les femmes en délire et en couleurs de taire leurs incitations qui
rivalisaient en vulgarité et en férocité.
C’est alors qu’un homme d'un âge
certain ; la bouche sous une moustache broussailleuse, la barbe hirsute et
grisonnante, éleva sa voix grave qui força l'écoute de la foule. Le ventre de
Makka fut très vite si silencieux que la voix de Ja'da bnou Houbeyra bnou abi Wahb
trouva écho dans les esprits comme dans l'espace poussiéreux peuplé par les
dieux tribaux:
- "O Koraychites: Soyez
reconnaissants aux dieux et surtout à Allah qui vous a donné de nombreux
signes. Hier encore, vous avez vu de vos propres yeux comment la première
pierre a roulé au loin lorsque nous voulûmes commencer la destruction de la
Kaaba que nous voulions restaurer. Elle a roulé comme si elle était animée par
un mystérieux esprit. Nos aïeux nous ont raconté les malédictions qui ont
touché ceux qui veulent du mal à cette bâtisse ? Beaucoup parmi nous ont vu le
sort d'Abraha !"
Il continua sur un ton de plus en
plus haut et ému :
- "Vous savez tous que ce
qui nous pousse à cela est notre estime et notre respect pour ''Al Bayt''
qu'Abraham nous a légué et dont nous sommes les heureux gardiens. Vous avez
sagement décidé hier de laisser passer la nuit pour voir ce qu'il allait
advenir de Walid ibn al Moughira qui a courageusement donné le premier coup de
pioche".
Il montra du doigt un jeune-homme
à l’allure fière, à la chevelure noire et lisse flottant sur ses minces épaules
et au visage anguleux et racé. A l’évocation de son nom, celui-ci se mit à
piétiner la terre comme le ferait un cheval fougueux.
- "Il a invoqué la bonté d'Allah en lui expliquant que nous ne voulions
que du bien et le voilà sain et sauf devant vous. N'est ce pas un grand signe
que le dieu de la Kaaba nous fait ce grand honneur. Vous savez tous que
"Al Bayt" est tellement délabré que des voleurs s'y sont introduits
et ont volé les dons amassés depuis des âges. Nous avons subi un outrage des
plus humiliants et vous voilà aujourd'hui, vous chamaillant comme des coqs ou
des mulets ou encore de vulgaires et grossiers bédouins. Il s'agit de notre
honneur et non de compétition et de combats entre nous. Il nous faut trouver
une solution sage et non pas basculer dans des guerres qui n'en finiront plus,
laissant notre honneur à la portée des brigands!!''
Mohammad remercia le dieu de la
Kaaba d'avoir inspiré à l'oncle maternel de son propre père ce discours
pondéré. Il décida d'aller soutenir son parent et se joindre à un groupe qui,
revenu à la raison, commença à se ranger derrière Ibn abi Wahb. Il quitta sa
cachette, s’engageant entre deux rangées de totems qui formaient un détour
menant à la place. Il marcha ainsi quelques instants entre des dizaines de
statues avant d'atteindre le lieu des conciliabules.
Lorsqu'il apparut au détour du
petit chemin que cachait la dernière barrière de dieux en granit, quelle ne fut
sa surprise de trouver des centaines d'yeux fixés sur lui. Il se figea un
moment, le regard interrogateur.
Un homme un peu bedonnant, la tenue soignée, portant d'un air nonchalant sa
traîne de tissu immaculé, marque de richesse et de noblesse, s'avança vers lui,
tandis que la foule éclatait en applaudissements et en sifflements comme à
l’habitude lorsque les poètes venaient réciter leurs dernières inspirations.
Mohammad, décontenancé, ne savait
pas à quoi s'en tenir lorsqu’Abou Oumaya lui saisit la main et la leva très
haut :
- "Le voilà, c'est l'arbitre choisi par les dieux!! Un autre signe
qu'Allah nous envoie. Il a choisi le plus honnête des hommes de la Cité, celui
dont nous connaissons tous la droiture !" cria-t-il comme le ferait un
marchand d’esclaves vantant une denrée rare.
L'homme expliqua à Mohammad,
ébahi, ce qu’il en était. Ils avaient décidé solennellement, juste à l'instant
où il allait apparaître, que le premier venu dans le "ventre de
Makka" serait appelé à juger l'affaire et à départager les tribus. Toutes
voulaient avoir l'insigne honneur de disposer la ''pierre noire'' pendant la
reconstruction ; honneur qu’ils défendraient par le sang s’il le fallait.
Mohammad comprit enfin le sujet
du litige. Le destin de la Cité était entre ses mains. Il enfouit son deuil au
fond de son cœur et pria en secret la force occulte qu'il sentait si proche
lorsqu'il venait dans l'enceinte de la Kaaba de l’aider à prendre la bonne
décision.
Il se recueillit un court
instant, qui sembla une éternité aux belligérants, puis s'approcha d’Abou
Oumaya, tandis que la foule retenait son souffle. Dans des gestes précis et
aussi calmes que ceux de ces funambules venant distraire de temps en temps les
Mekkois, il lui emprunta sa longue traîne, l'étendit sur le sable et dit d’une
voix solennelle :
- "Nobles fils de mes tantes
et de mes oncles. Koraychites aux cœurs plein de fierté et de noblesse, aux
lances et aux vers de feu ! Je vous propose de déposer pour vous, puisque vous
m'avez chargé de cette noble mission, cette pierre sacrée par Abraham notre
ancêtre sur ce tissu immaculé. Chaque tribu aura à désigner un des ses enfants
pour porter le tissu et ainsi toutes les tribus auront participé à la
reconstruction de leur "Bayt" et au port de la ‘’ pierre noire’’. Je
me chargerai de la mettre en place pour vous tous puisque j'ai été l'élu du
destin. Etes-vous d'accord?"
Les sages de la tribu se
regardèrent, une pointe d'inquiétude dans les yeux, craignant que ce dernier
recours ne soit rejeté par les jeunes faucons. Oumaya rompit le lourd silence
qui suivit les paroles de Mohammad :
- "Par les dieux de la Cité,
fils de Abdoullah, tu mérites de t'asseoir auprès des plus âgés et des plus
sages; ceux de "Dar al Nadwa". Tu es le digne petit-fils
d’Abdoulmoutalib et des gardiens de ces lieux saints; Puisse le dieu de la
Kaaba te protéger et te donner longue vie!! Tous, nous connaissons ta valeur et
la confiance que tu mérites pour ta droiture et ta noblesse de caractère. Tu es
al Amine!!"
Une voix s'éleva alors, puis une
autre, puis une troisième puis ce fut un embrasement de voix qui crépitèrent:
"Oui, Oui, nous acceptons." hurlèrent hommes et femmes, jeunes et
vieux.
Mohammad, les traits tirés et le
visage gagné par la pâleur, s'épongea le front du revers de sa main puis se
pencha alors d'un mouvement solennel pour saisir la "pierre noire",
relique des temps immémoriaux, comme il avait soulevé le corps glacé de son
petit à l'aurore de cette journée trop chaude!
'' Par la force qui habite la Kaaba, je soumets à toutes les
tribus la pierre noire.''
Chapitre XIII : Une maison à Makka...
Nadia Yassine - 03/04/2010
Baraka racontait une histoire
merveilleuse aux enfants, leur servant à sa manière les contes qu'elle
cueillait ça et là dans les halakates que certains nomades venaient animer dans
le ventre de Makka. Sa condition d'affranchie lui permettait de se mélanger aux
hommes sans être souciée.
Ali et Aymane, son propre fils,
l'écoutaient, bouche bée, tous ouïe. Le petit hachémite, encore essoufflé par
ses jeux avec son compagnon, avait les joues rouges et les cheveux collés par
la sueur sur son front d'albâtre. Il ressemblait tant à Mohammad lorsqu'il
avait son âge ! Aymane qui ressemblait quant à lui, comme deux gouttes d'eau, à
son père Oubayd avait la peau très sombre et luisante. Ils étaient comme la
nuit et le jour mais ils portaient sur elle le même regard fiévreux de
l'enfance heureuse et crédule.
Baraka calmait ainsi les deux
enfants pour que la maîtresse de maison puisse se reposer. Khadija l'inquiétait
beaucoup ainsi que Mohammad ! Ils avaient l'air soucieux ces derniers temps et
ne cessaient de se chuchoter de mystérieux secrets et de s'isoler de longues
heures dans leurs appartements.
Mohammad s'absentait souvent
aussi, et Khadija ne disait rien mais paraissait triste et lointaine. Il allait
faire de nombreux séjours dans la grotte de Hira , aux environs de la Cité.
Lorsqu'il tardait trop à revenir, la maîtresse prenait soin de lui préparer
quelques bonnes nourritures de ses propres mains et les lui amenait elle-même
malgré les propositions de Mayssara qui voulait s'en charger. Sans doute
était-ce pour voir son bien-aimé qui lui manquait tant et pour se rassurer se
disait Baraka !
Pourquoi cette ombre après tant
de bonheur ? Était-ce le mariage de Roukaya avec Othba ibn Abdoulouzza qui
rendait ses parents si sombres?! Roukaya n'était pas encore partie mais Khadija
avait consenti à contrecœur à cette union! Elle avait cédé à la tradition et
avait consenti. Othba était le cousin de lignée paternelle de Roukaya.
Abdoulouzza voulait se rapprocher de Khadija et de sa fortune beaucoup plus que
de son neveu auquel il n'avait jamais montré aucune affection.
Khadija savait tout cela mais
elle ne voulait pas que Mohammad soit pris pour un homme faible et craignant sa
femme. Elle n'aimait pas ces traditions mais la raison lui dictait de s'y
plier. D'autant plus que Mohammad n'avait émis aucune objection à ce qu'elle
marie leur aînée Zaynab à son propre neveu, Laqit, le fils de Hala sa sœur.
Zaynab était choyée comme une reine et heureuse avec son cousin qui lui portait
un grand amour. Othba n’était certainement pas capable d’un tel sentiment!
Était-ce la raison qui attristait
tant Mohammad ? Roukaya chez ce jeune déluré qui n'avait d'autre occupation que
de se faire beau et d'apprendre les poésies galantes! Arwa, sa mère, l’habillait
de soie comme une vierge dans son khidr et en parlait comme s’il était encore
nourrisson !
Mais pouvaient-ils faire
autrement sinon que d’accorder la main de leur petit trésor à ce grand garçon
futile ?
Khadija voulait que Mohammad trouve une place de choix dans cette cité sans
merci pour les pauvres et les esclaves et s'appliquait à tisser des liens
utiles pour lui.
Baraka était allé jusqu'à oser
faire des remarques à la maîtresse à propos de ce mariage. Comment donner
Roukaya au fils capricieux et de mauvais caractère d’Arwa? Elle, que tous les
jeunes nobles de Makka adulaient et espéraient ?! Khadija qui avait apprécié
durant presque deux décennies les loyaux services de Baraka n'hésita pas à lui
dévoiler ses appréhensions et à lui confier ses raisons.
Elle lui disait souvent que
Mohammad avait une mission à remplir et qu'elle ferait tout pour qu'il soit à
la hauteur de celle-ci. Baraka ne comprenait pas très bien ce qu'elle
insinuait, mais elle s'était juré de soutenir, elle aussi, celui qui l'appelait
''mère'' depuis déjà quarante années. Elle se contenta alors de sa situation
d'esclave affranchie et laissa le soin à Khadija de comprendre le secret des
choses. Du moment que Roukaya semblait séduite pas ce mariage et en était ravie
!
Baraka toute à ses
questionnements en oublia Ali et Aymane qui la laissèrent assise, le regard
absent, pour revenir à leurs folles cabrioles. Elle les rejoignit dans l'espace
ouvert du centre de la maison où ils se jetaient des poignées de terre à la
figure en riant comme des petits fous.
Hind, le fils de Khadija y avait
cultivé avec soin un carré de plantes odorantes et d'oliviers ainsi qu’un
figuier chétif et esseulé. S'étant marié et fondé une famille, il venait
souvent rendre visite à sa mère et à Mohammad qui avait été un vrai père pour
lui, malgré le peu de différence d'âge entre eux. Khadija prenait tendrement
soin de ses plants. Elle y respirait l’odeur de son aîné comme elle se plaisait
à répéter.
Baraka supplia les enfants de se taire et de quitter le carré de Hind qu'ils
abîmaient dans leurs jeux de gamins pleins de sève et d'entrain. Ils se mirent
à la taquiner en imitant son accent très marqué par le zozotement. Ne tenant
plus, elle finit par enfreindre les ordres de Khadija qui interdisait à Ali de
sortir aux moments chauds de la journée. Elle ouvrit grand la porte en pestant
contre les garnements qui s’élancèrent tels de jeunes cabris malgré la chaleur
accablante. Ils s’éloignèrent, semant dans leurs sillages leurs rires d'enfants
aimés et choyés.
La maison retrouva vite son
calme. Tous ses occupants dormaient après un copieux et succulent déjeuner
qu'une jeune esclave égyptienne fraîchement achetée avait préparé.
Baraka revint s'accroupir à
l'ombre du figuier que Hind avait planté au beau milieu de son petit jardin.
Elle se laissa bercer par le chant des cigales et les rumeurs feutrés des
enfants qui jouaient maintenant au loin, tandis qu'elle plongeait dans son
monde intérieur. Le soleil qui jouait entre les branchages mordit ça et là ses
bras dénudés et son beau visage sans ride. Elle l'ignora. Les yeux plissés par
le trop de lumière, tel un félin tapi, à l'affût d'un signe, d'une idée qui la
rassureraient sur son bien-aimé.
Pourquoi Mohammad est-il si
mystérieux ? Que lui arrivait-il?
Elle priait souvent les dieux de
le protéger ainsi que sa famille qu'elle avait appris à aimer autant qu'elle le
faisait pour lui.
Elle aimait Zaynab aux yeux de
biche craintive, plus belle que l’aurore naissant, plus fine qu’un roseau
dansant dans la brise.
Elle aimait Roukaya à la grâce
inimitable que toutes les filles de la cité jalousaient pour son teint de pêche
et son sourire tout en fossettes.
Elle aimait tant et tant la
petite dernière à qui Mohammad avait donné le prénom de ''Oum Kaltoum'' (visage
rond) lorsqu'après une nuit d'attente et d'angoisse, il vit sa bonne petite
bouille ronde et froissée de nouvelle-née.
Khadija voulait lui donner les
derniers fruits que pouvaient porter ses entrailles afin de le consoler de ce
fameux matin où Al kassim était mort. Elle ne réussit pas à lui offrir un fils
mais Mohammad était comblé. Baraka en était sûre ! Elle le connaissait trop
bien.
Il n’y avait qu’à voir comment il
respirait ses petites comme il respirerait des fioles de parfums lorsqu'il les
prenait pour la première fois dans ses bras.
Elle en était sûre! Il les aimait
vraiment et les traitait comme aucun homme n’avait jamais traité sa descendance
femelle. Il jouait souvent avec elles et leurs rires fusaient dans toute la
maisonnée et passait des nuits à les veiller lorsqu'elles étaient malades. Il
leur parlait, les écoutait, partageait leurs joies et leurs chagrins de petites
fleurs , les embrassait, les cajolait ! Baraka n'avait jamais vu cela de sa vie
! Elle était passée chez certains maîtres qui ne connaissaient même pas le nom
de leurs filles !
Baraka semblait somnoler mais
rien n’en était ! Elle continuait de voguer sur sa mer de doutes à la recherche
de réponses qui la rassureraient! Qu’avait donc son Mohammad chéri? Khadija
l’aurait fâché?
Elle sursauta à cette idée et,
comme pour chasser les mouches, eut un geste brusque de la main qui fit
cliqueter ses nombreux bracelets en perles multicolores. Elle roula des yeux,
bougonna, la moue aux lèvres, contre cette idée qui osa l'effleurer concernant
Khadija !
Khadija était une perfection
faite femme! Elle aimait Mohammad comme aucune femme n’avait jamais aimé aucun
homme se dit-elle. Jamais elle n’avait vu une épouse prendre autant soin de son
mari!
Cette femme avait transformé la
maison en un havre de paix où nul désagrément ne devait le toucher. Elle avait
fait des miracles pour lui comme maîtriser les maltraitances du temps et n'en
devenait que plus belle chaque jour. Elle prenait autant soin d'elle-même qu'au
premier jour et Mohammad ne voyait d'elle que les plus beaux atours, ne sentait
que les meilleurs parfums, n'entendait que les meilleures paroles!
Ses repas, c’était elle-même et
personne d’autre qui les préparait , malgré les innombrables esclaves et les
domestiques . Lorsqu'il était présent , elle était sa servante, sa dulcinée, sa
sœur , sa confidente, son amie ! Lorsqu'il partait, elle se préparait pour le
recevoir ! Elle soignait sa chevelure, ornait ses mains de henné et son visage
du plus beau sourire d’Arabie. Khadija ne vivait et ne respirait que pour lui !
Quelle idée avait-elle eu là !
Mohammad l'adorait !
Cette maîtresse femme lui avait
donné son âme et cherchait à lui plaire dans tout ce qu'elle entreprenait!
Elle avait accueilli Halima des
béni Saad, sa nourrice comme une reine et l'avait comblée de dons! Elle lui
avait embrassé le front comme on embrasserait une belle-mère! Ses oreilles
étaient sourds à tous ceux qui aimaient semer le doute sur son union avec
l'orphelin des béni Hachim!
Un bourdon, ivre de chaleur vint
heurter le front de Baraka et piqua vers le sol. Cela sembla réveiller un peu
plus de souvenirs pour son plaidoyer silencieux en faveur de Khadija!
Khadija avait même poussé la
finesse jusqu'à acheter au prix fort un jeune esclave plus beau que le jour et
plus robuste qu'un chameau et à l'offrir à son bien-aimé qui l'avait pris en
grande affection et l'avait traité comme son propre fils. Il lui apprit le
maniement de l'épée; les secrets du commerce et mille petites autres choses
qu'un père apprend à son fils. Lorsque les parents du petit, tombé en
esclavage, retrouvèrent ses traces, Zayd refusa de revenir avec eux et choisit
de rester avec Mohammad. Celui-ci, ému, l'affranchit et le déclara être
désormais son fils. Zayd avait comblé tout désir d'enfant mâle et Khadija n'en
était que plus heureuse.
Que se passait-il donc alors?
Comme une réponse à cette
question qui la taraudait, de grands coups furent frappés à la porte qu'elle
avait refermée à clef. Baraka sortit de sa torpeur. Pensant que les enfants
étaient revenus, elle se précipita avant qu'il ne leur vienne à l'idée de
frapper encore plus fort. Elle tenait tant à ce que la pauvre Khadija ait un
moment de répit !
Elle n'eut pas le temps de
l'ouvrir assez grand que Mohammad poussa la porte d'une façon qu'il n'avait
jamais eue. Baraka eut un petit cri d'effroi et son cœur s'emballa à s'en
arrêter d'inquiétude. Elle n'avait jamais vu le visage de son fils adoptif
aussi défait. Tout son être en fut secoué. Elle voulut le retenir mais il se
précipitait déjà vers Khadija qui avait surgi comme par enchantement derrière
elle.
La maîtresse se tenait très digne
comme à son habitude et ouvrait grand ses bras comme si elle attendait ce
moment depuis toujours. Elle était plus rayonnante que jamais et son visage
gardait un calme étonnant. Baraka s'en trouva quelque peu apaisée.
Mohammad tremblant de la tête aux
pieds se serrait la poitrine et pliait en avant comme sous le poids d'une force
insoutenable. Khadija reçut son visage ruisselant de larmes et de sueur sur
l'épaule. Elle referma ses bras sur lui en chape protectrice et fit signe de la
tête à Baraka de l'aider à le soutenir jusqu'à leurs appartements.
Mohammad se laissa aller à la
tendresse de khadija qui l’entraîna. Elle ne lui posa aucune question et Baraka
suivit son exemple. Il avançait, appuyé sur les deux femmes. Ses lèvres étaient
bleues comme par un temps de trop grand froid et des paroles à peine audible
suintaient entre ses dents qui claquaient :
-"Couvrez-moi! Couvrez-moi !" répétait-il, l'air
hagard et le dos voûté
Chapitre XIV : Jibril
Nadia Yassine - 25/04/2010
Mohammad, la tête lovée sur le
cœur de sa bienaimée racontait, la voix encore toute tremblante d’émotion.
Khadija le berçait comme elle aurait bercé un enfant effrayé. Soulagé de
partager enfin avec elle les fardeaux trop lourds qu’il portait seul depuis des
mois, il lui dit ses peines et les bleus de son âme.
Depuis de longs jours et
d’interminables nuits, une immense tristesse s’était emparée de lui. La vie
avait perdu sa saveur et le ciel ses couleurs. L’amour et les rires de ses
filles ne réussissaient plus à le combler. Même Khadija qui faisait encore
battre son cœur après tant d’années n’arrivait plus à réchauffer celui-ci et
les moments de quiétude et de bonheur que sa présence lui procurait d'habitude,
ne l’enchantaient plus. Ni Aboubakr, son ami d’enfance; ni Hamza, son alter-ego
avec lequel il aimait chasser; ni Abbas, son oncle adoré, complice de tous les
moments ; ni Baraka qui l’aimait d’un amour unique et donnerait sa vie pour un
sourire de lui ! Plus personne ne réussissait à le sortir de sa mélancolie.
Il ressentait un désir qu’il ne
savait pas définir ; une souffrance qu’il ne savait pas décrire; un manque
qu’il ne savait pas remplir; une soif qu’il ne savait pas assouvir ! Une
douleur lancinante taraudait sa poitrine où son cœur se sentait, chaque jour,
un peu plus à l’étroit. Il était prisonnier dans son corps qui se faisait,
chaque jour, trop sombre pour la clarté à laquelle chaque atome en lui
aspirait.
Qui était-il ? D’où venait-il ?
Quel sens avait cette existence ?
Parfois l’envie le prenait de disparaître et de n’être plus qu’un silence qui
épouserait l’immensité de sable et de dunes. La souffrance des autres, de la
vie l’insupportaient.
L’esclave qui trimait sans
reconnaissance ni pitié de ses maîtres lui arrachait des larmes amères.
La veuve qui pleurait son époux
disparu et ses enfants orphelins le touchaient profondément.
Il vivait les malheurs et les
tristesses de ce monde dans sa chair.
Il était le pleur de la petite
fille qu'il voyait mettre en terre et qui gigotait, espérant une main
secourable.
Il était le cri perçant de
l'oisillon qu'un faucon happait à la vie avant qu'il ne sache ce que voler
signifiait.
Il était la complainte déchirante
de la négresse à laquelle on avait vendu l'enfant à des terres lointaines.
Il était la rosée que le premier
rayon de soleil asséchait sans merci.
Il était la nuit qui enveloppait
le jour et le jour qui fuyait la nuit.
Il était le néant qui aspirait au
tout.
Il était l'absence qui appelait
la présence.
Il était la mort qui attendait la
vie.
Les traditions barbares de son
peuple lui pesaient lourdement et les idoles de la Cité lui donnaient la
nausée.
Khadija le fit sursauter en
posant sa main sur son front brûlant. Mohammad se consumait !
Il chuchotait, le souffle coupé,
alors qu'elle acquiesçait de la tête comme si tout cela, elle le savait déjà.
Elle aimait tant Mohammad et le connaissait si bien qu’elle savait ses
souffrances sans qu’il ait besoin de les décrire. Sur son visage se lisait une
expression de douleur comme si c’était son âme à elle qui se débattait, lâchant
des soupirs brûlants. Khadija l’écoutait toujours et l’écouta encore et encore,
sans se lasser; comme les rives écoutent la rivière, comme la terre écoute le
ciel par les nuits étoilées. Chacune de ses paroles la touchait, la concernait,
remuait tout son être. Elle recevait chaque intonation de douleur dans la voix
de son époux comme une raison nouvelle de le soutenir et de l’aimer.
Mohammad, quant à lui, répétait
le prénom de son épouse au détour de toutes ses confidences, comme un talisman,
comme une incantation contre son mal-être :
- "Khadija ; Khadija, dit-il
d’un ton effrayé, suis-je devenu fou?"
- "Non, Non, mon bienaimé,
tu n’es pas fou ! Dieu d’Abraham t’en préserve ! Si la raison avait une source,
ce serait bien toi! Pourquoi dis-tu cela!? Dis-moi ce que tu as subi pour
m'être revenu avec un teint aussi blafard. Pourquoi trembles-tu comme une
feuille au vent ? Pourquoi ton front est-il couvert de sueur ?''
- "Khadija ! Donne-moi à
boire, encore une gorgée. Donne-moi à boire, je t’en conjure !''
Il but quelques gorgées.
Baraka revint alors à la charge
et frappa à la porte. Khadija l’avait fait sortir avec beaucoup de tact et
fermé la porte de leur appartement à clefs après qu’elle l’ait aidé à transporter
Mohammad jusqu’à son lit. Baraka avait beau frapper et trouver mille prétextes
pour le faire, Khadija restait sourde. Personne ne devait voir son bienaimé
dans cet état de fragilité; même pas Baraka, sa deuxième mère.
Dans ces moments de douleur intense,
elle voulait être sa femme, son amie, sa mère, son seul refuge, son unique
confidente, son seul miroir. Elle savait d'instinct que ce qui l’attendait
n’était pas facile à porter et elle ne voulait pas qu’il soit atteint par les
doutes des autres ou par leur pitié.
Mohammad avait besoin de distance avec les autres pour l'instant. Elle l'avait
compris lors de ses longues absences passées dans la grotte de Hira. Elle
serait désormais son lieu de retraite, sa protection continue, sa Hira humaine.
Faisant un effort pour rester
assis, Mohammad se tenait le front. Khadija s’assit en face de lui, posa ses
mains sur ses genoux, sondant ses yeux de braise. Il la dévisagea longuement,
cherchant un soutien dans ce regard plein d'amour et d'indulgence. Décidé à aller
plus loin dans sa confidence, il articula sans qu’aucun mot ne veuille sortir
de sa bouche aux lèvres d’où s’était retirée toute couleur. D’une voix secouée
par l’émotion encore vive, il s'essaya difficilement à mettre des mots sur un
évènement qui échappe à l'habitude des langues humaines. Khadija s’appliquait à
rester impassible. Son cœur battait à se taire et elle sentait son sang courir
dans ses veines et lacérer ses tempes, mais elle voulait être ce roc sur lequel
il se réfugierait lorsque la vie fera eau de toute part autour de lui.
- "Khadija, khadija…je... je
l’ai vu?"
- "Qu’as-tu vu, prunelle de
mes yeux ?" répliqua-t-elle.
- "Khadija ! Poursuivait
Mohammad, l’air hagard, le récit décousu et indécis. C’est vrai... j’entendais
des voix depuis des mois. Je croyais que j’étais devenu fou... Des amis m’ont
dit que les voyants et les sorciers entendaient des voix aussi ! ... Il y a des
mois que ça dure ...Des palmiers se pliaient à mon passage et ...j’entendais
clairement qu’ils me disaient ‘’ Salut à toi Mohammad, Prophète de Dieu’’...
L’autre jour, je marchais en plein désert ... Khadija! ... J’ai entendu mon
nom, clairement, distinctement ‘’ Mohammad ‘’ ! Je me suis retourné ! Il n’y
avait rien... Rien qu’un monceau de pierres. Je me suis dit que c’était des
djinns...au tout début... Je ne suis pas un voyant Khadija, je ne suis pas un
sorcier !? N’est-ce pas ? Je suis quoi ? Ensorcelé !? Khadija, dis-moi ... je
t'en supplie ...je suis ensorcelé !?’’
Khadija serra sa main dans les
siennes. Elle aurait voulu lui insuffler à travers ce geste toute la quiétude
nécessaire à l’enfantement qu'il vivait. Elle le regarda sans pouvoir lui
apporter autre chose que des mots rassurants et une bienveillance sans limite.
Exaspérée par sa propre impuissance à atténuer les affres de sa mue
spirituelle, ses yeux se remplirent de larmes de dépit.
-‘’ Non, je te jure par le Dieu
d’Abraham et de la Kaaba que tu n’es pas ensorcelé. J’ai assez vécu pour savoir
ce qu’il en est, noble fils d’Amina. Tu es la lucidité même et le bon sens
personnifié. Ne crains rien, mon unique, soleil de ma vie !’’
Elle continua d’une voix douce en
posant ses mains sur le visage de son époux comme pour soutenir sa tête et
effacer ses peines :
-’’ Pourquoi ? Pourquoi n’as-tu
pas partagé tout cela avec moi ? T’ai-je jamais trahi ? T’ai-je jamais déçu ?
Pourquoi as-tu gardé cette souffrance pour toi ? Tu sais bien que je donnerais
ma vie pour que tu sois comblé et heureux ’’.
Mohammad la regardait sans la voir :
- ‘’ Lis, m’a-t-il dit, dit-il
comme si Khadija n’avait pas posé de questions. Oui ! Il m’a dit... ‘’Lis’’...
- ‘’ Qui t’a dit de lire ? Lire
quoi? Reprends tes esprits et raconte-moi tout, noble fils de hachémites’’
-‘’ Ce matin à l’aube... Je
m’étais assoupi après une longue nuit où j’ai parlé au dieu de la Kaaba pour
qu’il me vienne en aide comme il l’a fait pour la bâtisse sacrée l'année
d'Abraha... Je... lui ai dit que si les éléphants avaient marché sur celle-ci
pour la détruire ; les éléphants de mes incertitudes et de mes angoisses marchaient
sur mon âme. Je l’ai supplié de me sauver de ma solitude sans fin dans ce monde
sans sens... Alors que je sombrais dans le sommeil... J'ai senti une grande
secousse qui me saisit de la tête aux pieds …Oui ! Quelqu’un est venu me
secouer...J’étais encore à demi-endormi... Je ne sais plus! Ou pas encore ! Il
faisait encore très noir ! Je crois ! Je … crois que je dormais encore !
C’était une voix sans en être une... Je ne voyais rien! J’entendais la voix de
l'être qui m'avait secoué et je le savais très proche mais j'étais dans un
gouffre où j'étais sans être. C’était étrange! Khadija ... Il essayait de me
rassurer mais j’ai été pris de panique...Cette présence me donnait la chair de
poule à me faire mal à la tête et dans tout mon corps endolori ... Je me
sentais pris dans un tourbillon de sensations. Il était proche et si loin...
Khadija ! Khadija ! Tu me crois! Je ne suis pas fou ! C'était un rêve mais
aussi vrai que si j'étais éveillé. Khadija ! ‘’
-‘’ Oui, Mohammad, je t’écoute et
je te crois ! Je suis là et je te crois !!Continue ’’
- ‘’ Je me suis réveillé...affolé
et je suis sorti à l’orée de la grotte. J’ai cru que j’ai rêvé...Je retrouvai
un peu ma quiétude lorsque je vis à la lumière de l'aube naissante le plissé
rougeoyant des collines que relayaient les vallées devant moi à l’infini. J’ai
vu les feux allumés çà et là dans les foyers de Makka qui se réveillait.
Quelques singes qui avaient l’habitude de venir voler les galettes que tu me
prépares pour ma retraite sautillèrent près de moi... Cela rassura mon cœur
meurtri et je faillis me persuader que ce n’était qu’un rêve mais… c’est à ce
moment-là que …ô Khadija... si tu l’avais vu !!!…’’
Il se tut, submergé encore une
fois par l’émotion de cette rencontre matinale avec le surnaturel:
-‘’ Une silhouette... immense...
majestueuse, surgie de nulle part, se dressa devant moi... dépassant les
hauteurs où je nichais. Jamais je n’eus aussi peur de ma vie...Khadija! Tu me
connais?! Je ne craignais ni les bêtes féroces qui venaient rôder autour de ma
grotte, ni les brigands, ni les dangers du désert. Je ne suis pas un
lâche...mais Khadija! C’est un être d’un autre monde... Je ne suis que fils de
l’homme et sa vue m'a glacé de terreur... Il est d’une immensité que nul œil ne
peut cerner … sa puissance est effrayante ! Sa splendeur... effarante’’
Khadija essuya son front où
perlaient de grosses gouttes de sueur tandis que son regard sûr et droit lui
disait toute la confiance qu’elle avait en son récit fabuleux :
-‘’ Calme toi mon bien-aimé.
Calme-toi ! Je crois savoir qui est cette créature !’’
- ‘’ C’est vrai Khadija ?! Je ne
suis pas fou ?! Je ne suis pas sujet à quelque malédiction ? ‘’
Elle lui serra la main de toutes
ses forces en lui signifiant qu’il ne l’était pas. Sur son beau visage, il lit
un brin d’inquiétude qu’un sourire plein de grâce essayait de camoufler :
-‘’ Khadija,! Là où je tournais
le regard... il était là! Il était un mais pourtant partout! Je me sentais
comme un infime petit grain de sable devant lui . O ma Khadija bien-aimée... Je
me suis senti si seul face à ce que je voyais! Je n’ai pas eu le courage de le
dévisager mais j’ai vu ses ailes ! ...D’immenses et innombrables ailes qui
filtraient une lumière intense. Sa voix alors résonna à mes oreilles et fit
vibrer tout mon être d’une crainte révérencielle. Elle se voulait très douce
mais elle me transperça comme autant d’épées. Je n’avais pas mal... Non !
J’étais juste secoué par l’effroi et un flot de sensations incroyables ... qui
firent battre mon cœur à en croire qu'il allait exploser et sortir de ma
poitrine. ’’
Des coups frappés violemment à la
porte de la pièce firent sursauter Khadija. La voix de Ali se fit entendre :’’-
Tante oum-Hind, ouvre s’il te plaît. Ouvre ! Le fils de tante Oum Aymane m’a
griffé au visage.’’
Khadija ne répondit pas. Ali
insista. Khadija se leva, résignée et entrouvrit la porte :
-‘’ Que veux-tu Ali ? Ne t’ai-je
pas dit de ne pas déranger tes aînés lorsqu’ils se retirent dans leurs
appartements ou qu’ils se reposent ? Va retrouver Baraka ! Je vais venir voir ce
qui se passe dans un petit moment. Dis à Oum Kalthoum de te faire un onguent.
Elle s'y connait ’’
Malgré l’état dans lequel il se
trouvait, Mohammad objecta:
-‘’ Ouvre lui la porte Khadija,
ouvre lui ! Je ne supporte pas que l’on rabroue cet enfant ! Viens mon agneau
‘’
Khadija ouvrit la porte bon gré
mal gré. Ali s’engouffra, l’air penaud, les joues en feu. Son petit kamis vert
lui collait au corps tant il était en nage de sueur. Baraka apparut comme par
magie dans l’embrasure de la porte. Elle avait un petit air mutin qui voulait
dire qu’elle n’y pouvait rien ! Elle voulait qu’on la rassure!
Ali se précipita dans les bras de
Mohammad qui fit un grand effort pour paraître calme et dispos. Il était un
père pour Ali et un père devait être toujours fort. Il eut un geste de la main
pour Baraka dont la noirceur de la peau avait tourné sous l’effet du mauvais
sang qu’elle se faisait depuis que son bien-aimé était revenu de la grotte.
L’enfant s’agenouilla à la place que tenait Khadija. Celle-ci resta debout près
de la porte, attendant qu’Ali la repasse et lui signifiant de la même façon de
ne pas trop s’attarder. Ali raconta ses déboires à Mohammad. Un chagrin
d’enfant face à une souffrance de Prophète se dit Khadija ! Quel monde et
quelle ironie du destin ! La petite mine de Baraka lui arracha un sourire
fatigué que l'affranchie lui rendit de ses dents éclatantes de blancheur,
heureuse d'avoir entrevu son bienaimé, bien en vie. Cela lui suffisait pour
l'instant. Elle croisait ses mains sur son cœur en signe d'inquiétude et ses
yeux vifs sondaient le visage de son fils de lait, y cherchant quelques indices
révélateurs.
Mohammad essuya d’une main
tremblante les larmes de son petit cousin qui dessinaient un ru sur sa joue
poudrée de poussière et de sang. Il n’entendait pas vraiment ce que l’enfant
lui disait mais il souriait pour le consoler. Ali ayant fini de pleurnicher
rejoignit la porte, décidé à en découdre avec Aymane. Khadija le retint par
l’épaule. Il leva ses grands yeux de velours vers elle en reniflant tandis
qu’elle sortait un petit morceau de tissu en soie de son décolleté et essuya
les égratignures de l’enfant puis lui pinça le nez et le poussa tendrement vers
Baraka, la sommant d’appeler Zayd pour résoudre le litige. Mohammad
l’interpella alors :
- ‘’ Ali !’’ .
L’enfant se retourna, l’air
candide, vers son cousin.
- ‘’ Ali, Si je te disais que je
vois ce que d’autres ne voient pas. Me croirais-tu ? ‘’
Ali, intrigué tout d’abord par la
question, se gratta la tempe où collait une boucle de ses cheveux mouillés. Il
regarda d'un oeil vif son cousin puis Khadija. Il dit alors sur un ton où se
mêlait gravité et naïveté qui surprit fortement sa tutrice :
- ’’ Cousin ! Je te crois dans
tout ce que tu fais et ce que tu dis ! Si tu veux ! Je mourrais pour toi ! Si
quelqu’un te veut ou te fait du mal, je n'hésiterai pas à lui livrer une guerre
sans merci et le transpercerai de mon épée ! Oui ! je te crois, je te croirai
et je mourrai en croyant en toi.’’
Baraka, sur le pas de la porte,
avalant les ‘’m’’ et rognant les mots plus encore que d’habitude lui dit aussi
sans que personne ne lui posa de questions :
-‘’ Moi aussi, je te croirai
Mohammad même si tu me dis que t’as vu ton grand-père Abdoulmoutalib et ta mère
Amina courir dans le ventre de Makka. Je te croirai même si on découpait en
morceaux mon fils Aymane pour que je ne le fasse pas !’’
Mohammad, l’émotion à fleur de
peau depuis l’aube, eut les larmes aux yeux. Khadija se tint quelques secondes,
abasourdie devant tant de dévouement de la part d’Ali dont le visage poupin
était encore celui de l’insouciance. L’enfant alla rejoindre son compagnon de
jeu la laissant, un moment, perplexe.
Mohammad, vidé de ses
forces,bascula sur le côté sans prendre la peine d’étendre ses jambes.
Recroquevillé, entourant ses genoux de ses bras, il dit à Khadija d’une voix
torturée :
- ‘’ Couvre-moi ! Couvre-moi !
J’ai très froid ’’
Khadija ôta son châle et courut
l’en couvrir. Il y blottit son visage, respirant le parfum qu'il aimait tant.
Elle lui passa un oreiller sous la tête et lui caressa doucement les cheveux en
se penchant vers lui afin de l’entendre sans qu’il ne fournisse trop d’effort :
- ‘’ Que s’est-il passé alors,
mon bien-aimé ? L’être immense t’a-t-il dit quelque chose ?’’
- ‘’ Oui, oui ! Claqua des dents Mohammad. Il m’a dit... qu’il s’appelait
Jibril. Il m’a dit que... j’étais le dernier des Messagers de Dieu ! Il m’a dit
ce... qu’il m’avait dit dans ce que j’ai pensé être un rêve.’’
Khadija blêmit au nom de Jibril.
Le moment était donc arrivé ! Le
moment qu’elle avait attendu depuis des années ! Le Messager tant attendu après
Jésus était parmi eux. Il était là, entre ses mains ; c’était son époux, son
bienaimé, le père de ses enfants. Un sanglot monta de ses entrailles mais elle
le ravala avec force. Ce n’était pas le moment de flancher ! Elle avait été
créée pour soutenir l’Espoir fait homme et pour garder ouverte la porte de
l’Unique : Celui que son peuple avait oublié.
Elle était la gardienne de Son temple et Son temple avait le mal de l’Inconnu.
Il gisait là, tremblant comme une feuille, touché par l’expérience que seuls
quelques élus avaient vécue parmi un nombre d’humains plus grand que celui des
étoiles du firmament.
A suivre ...
Jibril (suite et fin)
Mohammad, fébrile, continuait :
- ‘’ Tu sais ! Sa voix... C'était
comme une nuée d’abeilles à nulle autre pareille. Des milliers et des milliers,
des tribus d'abeilles qui bourdonneraient. J’ai failli m’évanouir... tellement
mes oreilles étaient envahies par ce bourdonnement. Lis, Lis me disait-il!
C’était …assourdissant’’
Khadija écoutait !
- ‘’ Je lui ai répondu par trois
fois que je ne savais pas lire... A la troisième fois... je me sentis propulsé
et... Il me serra dans une sorte d’étau ou… de tissu …ou...dans ses mains
peut-être ! Je ne voyais plus rien...n’entendais plus rien! Je n’arrivais même
plus à respirer. Je croyais... être mort lorsque... je me retrouvai à ma
place... et que mes oreilles se mirent à bourdonner encore une fois. Je ...
J’entendis alors des paroles...o Khadija !!! Les plus belles que j’aie jamais
entendues !
‘’ Lis au Nom de Ton Seigneur qui
a créé ; qui a créé l’Homme d’une... part de chair agrippée. Lis... par le plus
généreux des Seigneurs qui a enseigné par l’usage de la Plume. Qui a enseigné à
l’Homme ce qu’il ne savait pas ! ‘’
Ses paroles sont gravées là... là...''
Il frappa de son poing sa
poitrine. Khadija frissonna comme s'il faisait grand froid. Chavirant toute
entière, elle perdit toute contenance. Son corps plia doucement, un peu plus à
chaque mot qui prenait possession de son secret. Sa tête, sans qu'elle le
voulut, se prosternait un peu plus à chaque mot, jusqu’à ce que son visage
atteigne l’oreiller où reposait la tête de son bienaimé. Elle l’y cacha pour
étouffer les sanglots qu’elle ne réprima plus.
Elle n’était plus cette maîtresse
femme que nulle chose ne pouvait ébranler. Elle n'était plus qu'un être humain
que la rencontre du divin heurtait de plein fouet. La rencontre avec le Mystère
ébranlait tout son être, et la lumière qui avait jailli dans son ciel à travers
les mots tatoués dans le cœur de son époux, la terrassait. Ils restèrent ainsi
un moment, communiant à travers le silence déchiré par ses sanglots.
Après un moment qui dura une
éternité, Khadija se releva, sereine, bien que les yeux gonflés d'avoir trop
pleuré. Elle sortit le bout de soie qui avait servi à effacer les traces de
sang d’Ali et s'en essuya le visage. Puis elle dit avec une voix toute nouvelle
:
'' Lève-toi Mohammad, le temps de
se reposer n'est plus! Par celui qui a créé Khadija, fille de Khouaylid, Dieu
ne t'inflige point de malheur en te faisant Prophète. Tu n'oublies point tes
liens du sang. Tu reçois tes hôtes avec générosité. Tu défends les faibles. Tu
donnes aux pauvres. Tu secours les victimes de l’injustice. Ce ne peut être
qu'une bonne nouvelle que tu as reçue là! Je savais depuis toujours que ce sont
des mœurs de Prophète ! Ne doute pas de cela! Tu es Prophète et j'en atteste
!''
A ces mots, Mohammad s’assit. Il
était encore désemparé mais Khadija lui avait redonné la force de se relever et
d'accepter ce destin. Khadija croyait en lui avant qu'il ne sache ce qu'il
était vraiment !!!
Une pluie de questions
l'assaillit. Prophète ? Il était Prophète ? En quoi cela consistait-il? Quelle
mission l'attendait? Que pouvait-il apporter à son peuple ? Comment pouvait-il
les convaincre, lui qui était illettré et n'aimait point la guerre et le sang
versé? Que devait-il leur dire? Comment devait-il agir? Que voulait dire Jibril
en lui disant '' Lis''?
Jibril!!! Jibril!!! Jibril!! Il
s'était répété ce nom comme s'il pensait à Zayd ou Ali ou Zaynab! Il le sentit
plus proche de son cœur que ceux qu'il avait toujours aimés. Un sentiment
étrange s'éveilla en lui. Malgré la grande peur qu’il avait provoqué en lui ;
Jibril lui manquait déjà ! L'ivresse qu'il avait
ressentie en sa présence n'avait de pareille que la terreur qu'il lui avait
inspirée. Il ne savait même pas si Jibril allait revenir?!
Comme si elle lisait dans ses
pensées, Khadija, transformée, lui tendit un kamis immaculé et parfumé :
- '' Lève-toi fils de Abdoullah
et de Amina et change toi! Nous avons un bout de chemin à faire. Je connais
quelqu'un qui nous dira tout sur Jibril. Tu en auras le cœur net et éloignera
tes doutes que ce soit un mauvais esprit. ''
Elle prit une jatte, imbiba de
son eau un morceau de tissu en coton qu'elle tira d'un grand coffre où elle
rangeait soigneusement ses affaires et ceux de son époux. Elle en rafraichit
tendrement le visage éprouvé de Mohammad et s'appliqua à lui redonner bonne
allure. Elle lui passa le linge sur les tempes, le front, le nez. Il se laissa
faire comme un enfant docile. Il était si las. Elle versa ensuite un peu d'eau
au fond de sa paume et la passa dans ses cheveux puis le coiffa :
- 'Voilà, nous sommes prêts, dit-elle. Suis moi … Prophète !''
Elle accompagna son invitation d'un sourire qui se voulait radieux, mais ses
yeux disaient une inquiétude sans nom. Mohammad la regarda, plein de confiance
et d'admiration. Emue, elle se hissa sur ses pieds et déposa un long baiser sur
son front de Prophète puis s’agenouilla à ses pieds et dit solennellement, le
visage rayonnant d'une foi nouvelle, encore humide de ses larmes, levé vers lui
:
‘’ Je te jure, messager de Dieu
que je te serai aussi fidèle dans ta mission que le soleil l’est à l’aurore
chaque matin. Je vivrai pour toi et je mourrai pour toi. Je mets à ton service
mon cœur, ma vie et ma fortune. Je t’aime de deux amours désormais. L’un comme
une femme aime un homme et l’autre comme un pauvre disciple aime un élu de
Dieu. ‘’
Mohammad lui sourit . Le cœur à l’abri de tant d’amour et de
confiance , il se dit que rien de mauvais ne pouvait lui arriver en compagnie
d'une telle femme…Il en remercia, en son for intérieur, Celui qui avait envoyé
Jibril et créé Khadija !
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