La vie du Prophète romancée par Nadia Yassine.

 

 


 

                       La vie du Prophète romancée 

 

 

« En ce temps de déroute et de doute où la communauté musulmane a besoin plus que jamais de se ressourcer, j'écris cette série. Je me base sur des faits réels et des personnages centraux véridiques mais je laisse libre court à mon cœur pour rapporter à la façon d'une femme la vie du Prophète (sws). Mon but est de le faire aimer et de permettre à la jeunesse habituée au style cinématographique de lire son épopée sans se lasser. J'espère aussi présenter une alternative qui permettrait de nous réapproprier notre Prophète (sws) que les caricatures aussi extrémistes les unes que les autres (autant celles du rigorisme musulman que celles de l'intolérance occidentale) nous a confisqué. Puisse Dieu l'envelopper de sa Paix et le Saluer toujours ...

 

      Chapitre I :        Une aube pas comme les autres…

 

 

Un cri déchira la nuit de Makka qui rendait l’âme à une aube naissante. Une frêle silhouette jaillit d’une maison pour se fondre dans l’obscurité hésitante de ce petit matin béni. Les pieds de Thouwayba touchaient à peine le sol. Son souffle, au rythme de ses enjambées, fendait l’air encore repu de la fraîcheur de la nuit.
La grande artère qui menait vers la maison d’Abdelmoutalib lui sembla interminable. Son couvre-chef retenu par un serre-tête flottait au vent, se confondant au nuage de sable que ses pieds nus soulevaient dans leur course effrénée vers la maison du Maître.

Elle croisait çà et là des êtres matinaux que le clair-obscur de l’aube teintait à peine de ses couleurs. C’était les gens de sa condition, levés plus tôt que les maîtres pour le bien-être de ceux-ci. Grâce à eux, lorsque le premier dard du soleil pointera, les tables seront servies, l’eau sera puisée, le repas de la journée, déjà sur le feu…

La grande maison du Maître fut bientôt ébranlée par les coups vigoureux frappés à la porte par Thouwayba. Quelques minutes plus tard, qui semblèrent une éternité à la jeune femme en sueur, Abdelmoutalib en personne ouvrit l’immense portail donnant sur une cour où se mêlait l’odeur d’une fournée de pain à celle du fumier de chevaux. Sa torche éclairait son visage de patriarche interloqué. La messagère distingua derrière celui-ci des ombres aux regards fiévreux rivés sur elle. Une nuée d’esclaves la scrutait avec curiosité, tapis dans l'hésitation du jour levant.

Le patriarche l’aurait certainement giflée en d’autres circonstances, pour l’avoir dérangé dans son sommeil, mais ce matin-là, tout son être l’interrogeait. Les nombreux serviteurs, déjà 
au labeur, attendaient, eux aussi, la sentence. Tous les habitants de la grande demeure avaient partagé l’attente de l’heureux événement.

Abdoullah, le fils chéri de la famille, celui que Abdelmoutalib faillit sacrifier à la naissance, était mort quelques mois auparavant laissant son épouse enceinte.

Thouwayba haleta, le souffle coupé par sa course effrénée :

 

"Maître, Maître, c’est un garçon!"

Le vieil homme, fidèle aux traditions de la noblesse arabe, ne laissa pas transparaître son émotion. La manifestation de la joie et les youyous étaient réservés aux femmes et aux petites gens ! Les chevaliers arabes et les hommes de haute condition comme lui ne se laissaient pas emporter par de si basses expressions.

Combien pourtant, aujourd’hui, il aurait aimé être poète. La poésie était la seule expression permise aux hommes de sa caste pour décrire l'indicible sentiment qu’une telle nouvelle suscite dans l’âme. Mais il avait toujours été trop occupé par le rôle prestigieux accordé à sa famille depuis la nuit des temps : mettre l’eau au service des visiteurs de la construction sacrée laissée par Abraham et Ismaël. Cela exigeait de lui des devoirs d’hospitalité et de diplomatie qui lui prenaient toute son énergie et tout son temps. Les vagues de pèlerins n’arrêtant pas de gonfler et de les envahir, cela devenait très difficile de trouver et de servir de à volonté l’eau à tous.

Malgré tous ses efforts pour garder un visage impassible comme il sied aux grands de la tribu, ses traits furent illuminés. Thouwayba y détecta aisément la trace d’un immense bonheur. Elle connaissait son grand cœur et la moindre ridule sur son beau visage racé. Certaines s’étaient effacées subitement comme autant d'indices d’une effervescence inavouée de son âme de père aimant et n’ayant pas fait le deuil de son fils adoré. Le nouveau-né semblait y avoir déjà trouvé une place de choix où se nicher.

La stature imposante du Maître fut parcourue d’une imperceptible vibration lorsque les youyous stridents déchirèrent le ciel de Makka auquel l’aube donnait des reflets métalliques. Surgis de nulle part, comme par enchantement, ces manifestation sonores de la joie féminine retentissaient, fusant sans trouver d’obstacle dans ce désert d’Arabie. Le cosmos semblait s’en saisir pour les essaimer aux quatre coins de la terre.

Abdelmoutalib, saisi d’un vertige, avait de plus en plus de mal à garder son masque de haut dignitaire. Il s’appuya de sa main robuste sur le cadran de la grande porte sculptée à l’effigie de Lat, sa déesse de prédilection.

L’heureuse nouvelle avait circulé dans la maison et une agitation sans nom s’était emparé de tous. Des fenêtres s’ouvrirent et l’aube de ce lundi matin prit des allures de fête.  Après le drame d’Abraha et l’atmosphère malsaine laissée par lui, Makka semblait délivrée de sa chape de plomb par la venue de cet enfant. Du moins ce fut le sentiment de la grande maison.

Des femmes surgirent des nombreuses chambres qui ouvraient sur la grande cour, la bouche embrasée de joyeux youyous. D’aucunes étaient dans de simples tuniques écrues, les cheveux hirsutes ou tressés en de lourdes nattes; d’autres portaient des tenues plus élaborées comme si elles étaient déjà prêtes pour les festivités. Celles aux robes courtes et très simples couraient dans tous les sens vaquant déjà aux travaux ménagers, tandis que les autres s’approchaient d’Abdelmoutalib.

Tétanisé de bonheur, le vieil homme, regardait Thouwayba comme s'il ne l'avait jamais vue. Une femme d’une certaine corpulence, rejoignit Abdelmoutalib. Sa main possessive, ornée de bijoux en or, posée sur l’épaule de celui-ci indiquait que c’était la maîtresse de céans.

Elle ne put réprimer ses larmes de joie en apprenant qu’Amina avait mis au monde l’enfant d’Abdoullah, la chair de sa chair. Contrairement à son noble époux, elle se laissa aller à l’émotion de ces instants très rares où les femmes sont heureuses d’être des femmes.

Puis elle ordonna qu’on lui amène son ample voile noir, ayant hâte de courir vers sa bru et son petit-fils tant espéré et attendu . Abdelmoutalib ne trouva rien à redire. Le moment était trop exceptionnel pour qu’une femme, même noble, ne sorte pas de son khidr (lieu réservé aux femmes).

Les femmes nobles en ce temps-là ne se mêlant pas à la populace, Fatéma bint Amr n’était pas sortie depuis des lustres. Elle ne sortait que lovée dans son hawdaj (litière) aux rideaux tirés, à dos de chameau et avec sa garde de robustes esclaves autour d’elle.

La vieille femme emboîta empressement le pas à Thouwayba dans les ruelles inondées d’un soleil naissant mais semblant déterminé à frapper très fort. Elle était sûre de son guide. Les esclaves avaient l’habitude de traîner dans les rues et cette fille était très débrouillarde. Elle l’avait emprunté à son autre bru pour la mettre au service d’Amina,  le temps qu’elle accouche.

Les deux femmes allèrent ainsi, l’une couverte de la tête au pied, craignant l’opprobre d’être découverte marchant dans les rues comme une vulgaire femme de basse condition; l’autre, le décolleté au vent, les mollets nus, le cœur léger. Certes, beaucoup de femmes nobles sortaient aisément mais Fatéma était de l’ancienne génération et la tradition de sa famille était intransigeante sur cette bienséance !

Abdelmoutalib, se remettant de son émotion contenue, se prépara à rejoindre son épouse. Il voulut juste laisser le temps aux deux femmes de faire disparaître toute trace de la mise au monde et ne point surprendre trop tôt ce mystérieux monde intime des femmes. Il fallait présenter l’enfant mâle à la tribu devant la Kaaba avant que ne finisse le jour. 

Le patriarche prit soin, avant d'aller à la découverte de l'enfant, de donner des ordres aux domestiques sur le qui-vive, en essayant de garder une voix monocorde et de jouer l’indifférence. Rabbah, le vieux et fidèle serviteur, le surprit, cependant, essuyant une larme fugitive. Il feignit n’avoir rien vu et se contenta d’échanger un long regard avec ce maître qu’il savait magnanime et plein d’humanité derrière sa carapace de traditions figées. Dans l’œil du vieil homme vacillait une lueur nouvelle. La flamme qui s’était éteinte à force de pleurs secrets depuis la mort de son bien-aimé s’était ravivée.

Le branlebas des préparatifs alla très vite bon train. Les esclaves chargés des immolations savaient ce qu’il convenait de faire. Dans quelques heures, toute la tribu des Qoraych allait venir présenter ses vœux à la plus noble des familles avant le rituel de la Kaaba où le grand-père, à bras le corps, lèvera très haut sa progéniture devant la maison du Dieu d’Abraham et les totems l’avoisinant et demandera leur protection. Les Qoraychites feront des pas de danse virils, l’épée en main pour honorer leur nouveau membre. 

Le Maître était la générosité même et refusait de renvoyer ses hôtes sans les avoir nourris. Une rude journée attendait les domestiques mais ils étaient heureux car tous regrettaient le plus jeune fils de la maison qui avait été comme un baume dans leur rude existence, un modèle de modestie et de miséricorde. Tous avaient hâte de voir son enfant . Tous pressentaient cette aube comme étant une aube pas comme les autres…

 

 

Chapitre II :     Le Prénom du Bienaimé

 

Amina avait l’aspect d’une défunte dans son linge blanc, couchée sur une natte dont une maigre couverture atténuait la rudesse. Assoupie, le teint blême, la tête penchée, elle avait le front ceint d’une étoffe verte qui détonnait avec la noirceur de sa longue chevelure serpentant sur ce qui lui tenait lieu d’oreiller. Dans le calme de la chambre, se mêlait une odeur agréable d’origan à celle de la terre battue du sol qu’on avait fraîchement arrosée.

Fatéma bint Amr y fit irruption comme un souffle chaud laissant pénétrer à ses trousses les rumeurs naissantes de la cité et la clarté franche d’un soleil nouveau-né. Le front en sueur, essoufflée, elle se précipita, trop empressée de prendre son petit-fils dans ses bras pour s’enquérir de la santé de sa génitrice. Aucune attention ne fut non plus accordée aux deux femmes, silencieuses et attentionnées, assises au chevet de l’accouchée.

Elle n’avait d’yeux que pour ce petit berceau qu’une troisième femme veillait au coin de la modeste pièce. Les quelques rayons que laissaient filtrer les rares ouvertures placées haut dans les murs en pisé, s’étaient agglutinés autour de cette petite couche d’osier soigneusement tressée et suspendue à des branches agencées comme un trépied .

Un ballet de fines particules dorées tournoyant tout au long de ces éclats de lumière lui annonça la luminosité de l’enfant tant désiré. Ses mains tremblantes soulevèrent la petite créature qui a tenu une si grande place dans son cœur avant même sa venue au monde. Elle serra l’enfant sur son cœur comme si elle n’en avait jamais eu. Le petit dormait à poings fermés, enveloppé de la tête aux pieds dans un morceau d’étoffe précieuse. C’était ce drap même, fait de soie et de fil d'or, qui avait couvert le petit corps d’Abdoullah à sa naissance. Fatéma en avait fait don à la veuve de son fils pour le moment béni où elle accoucherait de la chair de sa chair.

Son cœur menaça de s’arrêter lorsqu’elle découvrit le visage de celui-ci. Un gémissement, presque une plainte sauvage, lui échappa. La face du petit semblait un morceau de lune sur lequel pleuvaient les particules scintillantes des rais de soleil filtrant à travers les fentes du mur!

Amina, que l’expression ébahie de sa belle-mère inquiéta, ouvrit grand les yeux et interrogea d'un regard fiévreux ses accoucheuses. Fatéma Takaffya, celle qui avait aidé presque toutes les femmes de Makka à enfanter, la rassura en tapotant son épaule frêle. L’autre accoucheuse, une très jeune esclave d’un teint d’ébène et d’une grande beauté, remonta sa couverture en lui chuchotant quelques mots rassurants. Elle s’appelait Baraka.

Fatéma bint Amr, son trésor dans les bras, était seule au monde. Rien ne comptait plus ! Un petit rire nerveux la secouait toute entière tandis que des larmes fondaient sur sa forte poitrine ornée d’un collier en or massif marqué à l’effigie d’al Ouzza, sa déesse préférée. Elle luttait comme il se peut contre cette frénésie sans nom qui s’était emparée de tout son être. Son doigt rouge, tanné par le henné, se promenait sur le front du nouveau-né avec une douceur inattendue de la part de cette maîtresse femme.

Ployant de tendresse, elle rapprocha son visage du cou de l’enfant et le huma d’une façon animale. Ses larmes redoublèrent et son corps en fut secoué de plus bel. L’odeur du nouveau-né, mélange subtil et grisant d’un ici et d’un ailleurs projeta douloureusement Fatéma dans un autre temps. Ce n’était plus l’enfant d’Amina qu’elle serrait sur son cœur, mais bien l’esprit et la chair de son Abdoullah, mort depuis sept lunes. Ses entrailles en furent retournées comme si elle venait elle-même tout juste d’accoucher. La pièce tournoya, habitée soudain par le djinn du souvenir amer.

Le moment était intense. Amina, vidée de ses forces, suivait la scène, les yeux mi-clos, le cœur lacéré, les traits tirés. Les autres femmes ainsi que Thouwayba eurent aussi du mal à réprimer leur tristesse. Elles retenaient leurs larmes comme elles le pouvaient, pour ne pas accabler la pauvre accouchée plus qu’elle ne l’était.

Ne pouvant plus réprimer son émotion, la vieille femme éclata en sanglots. On aurait dit le jour de la mort d’Abdoullah. C’était des sanglots prenants, complaintes déchirantes sourdant d’un cœur en lambeaux. Les arabes avaient un qualificatif particulier, propres aux mères qui perdaient leurs enfants. Leur chagrin sévissait au plus profond de l’âme, si profond qu’il en devenait utérin. On disait la mère ‘’taklae’’. Seules les femmes pouvaient comprendre cette douleur maternelle et y compatir réellement. L’adjectif en fut réservé à la gente féminine et aux douleurs viscérales où le chagrin est si poignant qu’il en devient physique, insurmontable et parfois fatal.

Thouwayba vint vers elle, le visage affligé de compassion, la soutint en l’enlaçant tendrement d’un bras et l’invita à s’asseoir aux côtés de sa belle-fille. Celle-ci, vaincue aussi par l’émotion, s’était abandonnée aux larmes qui roulaient silencieusement sur ses tempes livides pour aller imbiber l’oreiller d’une profonde tristesse.

- ''Voyons fille de Amr, maîtresse de Makka et épouse de son maître, tu es notre modèle à tous, dit Takaffya, faisant bonne figure. Ne sois pas triste et n’attriste pas ta pauvre belle-fille!''

L’accoucheuse, tout en lui parlant, clignait de l’œil et agitait les mains, lui faisant ainsi signe discrètement que l’état de sa belle-fille était inquiétant. Ce n’est qu’à ce moment que Fatéma se rendit compte du peu de tact dont elle fit preuve. La vieille femme se pencha alors vers Amina, son précieux butin dans les bras, déposa un baiser reconnaissant sur sa joue glacée, mêlant sa sueur et ses larmes à celles de la jeune mère. Caressant son avant-bras, elle lui murmura à l’oreille comme pour lui dire des secrets. La jeune accouchée lui serra la main en réponse, trop faible pour proférer une parole ou même pour ouvrir les yeux.

Fatéma bint Amr posa avec douceur le bébé sur ses jambes croisés en tailleur, ôta de son poignet un lourd bracelet en or et l’enfila autour de celui d’Amina. Celle-ci, d’un souffle ému, embrassa les doigts rouges et soignés de sa belle-mère. La vieille femme retint la fine main toute moite de sa belle-fille dans la sienne que de belles bagues finement ciselées embellissaient. Leurs mains liées telles un pont de tendresse abritaient le petit corps de leur enfant. Elles restèrent ainsi, le temps d’un soupir, le temps d’une larme, le temps d’un souvenir :

- ''Mère, dit faiblement alors Amina sans ouvrir les yeux, pourrais-tu raconter à Mohammad l’histoire de son père ?''

Fatéma sursauta, lâchant brusquement la main de sa belle-fille qui retomba mollement sur la couverture.

- ''Mohammad ? Qui est Mohammad ? Tu l’as appelé Mohammad? Quel est ce prénom bizarre ? Personne dans la tribu des Koraych, pourtant bien grande, ne s’appelle Mohammad!''

Elle avait repris son rôle de belle-mère, oubliant sa première émotion :

-''De plus, c’est son grand-père et ses oncles qui doivent lui donner un prénom, c’est comme ça dans la tradition arabe et dans notre noble famille ! Depuis quand les femmes donnent-elles des prénoms à leurs nouveaux nés ?!!''

Baraka crut bon de répondre à la place d'Amina, voyant qu’elle était de plus en plus pâle et éprouvée.

- ''Maîtresse Fatéma, dit-elle, prenant son courage à deux mains, maîtresse Amina a vu un songe! Quelqu’un lui a ordonné de le nommer ainsi!''

Fatéma dont le sang ne fit qu'un tour, lui rétorqua, semblant ne l’avoir vue qu’à l’instant même ; comme si Baraka était jusqu’à ce moment invisible à ses yeux :

- ''Voilà maintenant que les esclaves se mettent à se mêler des affaires des maîtres ! Que fais-tu là morveuse !? Allez lève-toi et va t’occuper de ce qui te regarde ! C’est bien la fin du monde, les esclaves ne savent plus se tenir devant les maîtres. Allez, que restes-tu là à me regarder effrontément ?!''.

Elle interpella Thouwayba par la même occasion ainsi que Rayhana, l’autre esclave qui se tenait au chevet du nouveau-né lorsqu’elle entra et qui se tenait coite et discrète pourtant :

- ''Allez, du bon vent, filles de basse souche ! Préparez à Amina quelque chose de nourrissant à manger au lieu de rester collées ici pour colporter les ragots !! Viens là Thouawyba ! Je crois que tu as un bébé ? Non ?''

- ''Oui maîtresse : c’est Masrouh !'' s’empressa de répondre la jeune négresse en se rapprochant docilement de la vieille femme dont le visage devenait cramoisi de colère et de chaleur.

- ''Tu l’allaites encore ou bien es-tu juste bonne à courir les rues de Makka ? Heureusement que ton maître Abdelmoutalib ne dormait pas vraiment tout à l’heure et qu’il revenait juste de la Kaaba où il a appris la nouvelle. Tu crois que c’est toi qui lui as appris qu’Amina accouchait ? Fille de nulle part !! C’est pour ça que tu prends tes grands airs ''.

- ''Oui maîtresse, je l’allaite'' lui répondit Thouwayba, penaude et surprise par ce revirement soudain de la grande maîtresse. Courbant l’échine, elle s’agenouilla devant elle, les mains légèrement levées devant son visage pour parer un éventuel coup. Elle n’osa pas lui dire que Abdelmoutalib l’avait affranchie il y a quelques instants lorsqu’elle lui annonça la bonne nouvelle. Elle continua à être esclave dans ses gestes mais dans son cœur, un vent de liberté soufflait. Combien même elle aurait voulu avir l’attitude d’une femme libre , elle n’en avait pas les moyens . Son mari et elle étaient indigents et leur pays, très lointain. Fatéma criait :

- ''Allaite le petit, mauvaise graine ! Je veux qu’il soit repu, le temps qu’on lui cherche une nourrice dans la campagne. Amina n’a pas assez de lait, c’est visible à l’œil, de plus elle est trop faible. Approche, approche, vilaine négresse !''.

Thouwayba, tremblante et résignée, se pencha plus encore vers la vieille femme. Fatéma enfouit sa main dans le col échancrée de l’affranchie et tâta sa poitrine à pleine paume comme on tâterait le pis d'une chèvre. Elle la retira, dégoulinant de la sève qui nourrira pour un temps l’enfant et en parut fort satisfaite. La moue à la bouche et le mépris dans le geste, elle essuya ses doigts dans la tunique rapiécée de la pauvre fille.

La jeune femme lui dit tout en se laissant faire, les yeux rivés sur le sol qui avait bu toute l’eau dont on l’avait arrosée quelques heures avant :

- ''Très bien grande maîtresse, permettez-moi juste d’aller en avertir mon maître et seigneur, votre fils à qui j’appartiens, Abdoulouzza. Ma maîtresse Arwa n’était pas très d’accord pour que je vienne assister Amina tout ce temps-là ! Maîtresse ! Maintenant qu’elle sait qu’elle est délivrée, ils me rosseront de coups ! Vous savez combien elle est cruelle !''.

- ''Tais-toi vipère, vociféra Fatéma bint Amr, réveillant l’enfant ! Tu oses parler ainsi de ma belle-fille et devant moi ! Je sais vos moqueries et tous les ragots que vous colportez sur son avarice. Elle reste votre maîtresse ! Va annoncer à mon fils la naissance de son neveu et reviens vite. Dis-lui que c’est sa mère qui te l’a ordonné. Ne va pas traîner dans les souks encore… Allez ! Sinon c’est moi qui vais te fouetter, fille dévergondée ''.

Les trois esclaves s’empressèrent de sortir, fuyant le courroux de la grande maîtresse ! Elles savaient l’humeur changeante de cette femme depuis la perte de son fils. Fatéma se tourna alors vers sa belle-fille tout en berçant le petit que ses cris avaient effrayé :

- '' Amina, tu vois ce que fait ta gentillesse avec ces filles ! Tu es trop bonne ! Il ne faut pas leur donner de l’importance et leur raconter tes secrets. Elles sont tout juste bonnes à recevoir des coups !!! Alors ce songe, poursuivit-elle sur le même ton ? Raconte-moi''

Takaffiya, compatissante et inquiète, vint au secours de sa parturiente dont les joues rosissaient sous l’effet d’une mauvaise fièvre et de cette scène de violence verbale. Elle répondit d’une voix douce à Fatéma tout en mettant un linge humide sur le front d’Amina :

- ''Amina a vu dans son songe que quelqu’un lui disait être enceinte du meilleur des humains et que son fils allait avoir un destin hors du commun. Elle se vit ensuite, accouchant d’une lumière qui allait atteindre les confins de la terre. Une voix lui ordonna alors de l’appeler Mohammad (celui que l’on loue) et lui annonça qu’au Ciel il s’appelait Ahmad (le plus loué).''

L’heureuse grand-mère frissonna malgré la chaleur torride qui s’insinuait sournoisement dans la pièce à mesure que le temps s’écoulait et défiait toutes les mesures prises pour la garder fraîche. La rumeur courait chez les tribus juives que dans le Livre du dieu d’Abraham, un prophète était sur le point de paraître parmi les fils d’Ismaël.

Elle resta plongée dans ses réflexions, soudainement calme et absente. Un souffle glacé parcourut son échine en sueur. C’était trop d’émotions pour un seul matin ! Elle baissa la tête vers le chérubin pour jeter un regard chargé d’une nouvelle curiosité. Ecartant doucement les pans de tissu, elle scruta le beau visage du petit qui s’était rendormi.

Il n’y avait pas trace de prophète ! C’était bien son petit-fils ! Ni plus, ni moins ! Il était certes d’une beauté singulière mais Abdoullah, son père, avait aussi un visage d’ange à sa naissance. Elle l’observa, attendrie et rassurée. Takkafiya la regardait faire du coin de l’œil.

Subitement, ses lèvres teintes à l’écorce de noyer s’entrouvrirent doucement laissant voir une dentition parfaite. Une syllabe puis d’autres s’en échappèrent dans un murmure inaudible. Comme pour mettre à l’essai ce prénom sur ce petit visage qui faisait chavirer son cœur, elle se chuchotait : ’’Mo..ha..mmad’’.

Elle leva alors ses yeux embués de larmes, mêlant joie et tristesse et de façon inattendue, décréta d’une voix de pythie qui annoncerait une décision irrévocable ou révélerait un secret enfoui : ’’Mohammad fils d’Abdoullah, oui, Mohammad fils d’Abdoullah’’ (le fils de Abdoullah).

A ce décret, des youyous crépitèrent. Amina éclata en sanglots .

 

 

 

                            Chapitre III :       Un grand-père comblé

 

Des voix masculines se firent entendre dans l’enceinte de la modeste maison d’Amina. Les visiteurs toussotèrent afin de signaler leur présence aux femmes. C’était la tradition de respect faite à celles de bonne condition afin de ne point les surprendre dans des attitudes dont elles auraient à rougir.

Amina reconnut la voix de son beau-père. Elle sursauta puis ramassa son peu de force , essayant de s’assoir. La bienséance arabe voulait qu’une femme de bonne éducation ne reste pas allongée en présence de la gente masculine. Seules celles que l’on appelait par convention "les femmes aux drapeaux rouges" avaient de tels comportements. Elle s’adossa lourdement au mur de terre battue.

La fièvre avérée lui donnait un teint de pêche. Takaffiya lui jeta un pan de sa couverture sur les épaules. Jamais Amina ne fut aussi belle. Elle rayonna de fierté lorsque ses yeux de velours se portèrent sur le fruit de ses entrailles, endormi dans les bras de Fatéma et son cœur de mère frétilla tandis que son âme dansait avec les étoiles ignorant les affres de son corps endolori.

Elle se promit de se consacrer à ce soleil venu écarter les lourds nuages laissés par la mort de son époux tant aimé. Les traits de son enfant étaient très réguliers et il était aussi beau que son père. Elle lui trouva une petite ressemblance avec son oncle Hamza mais aussi un peu avec ses frères à elle. Il était Hachémite et cela suffisait pour dire toutes les qualités. Son petit Mohammed chéri allait être beau, fort, intelligent, débrouillard et courageux.

Abdelmoutalib poussa la porte, accompagné de son fils Aboutalib.

- "Que les trois cents soixante dieux de la cité te protègent ma fille! Qu’Allah particulièrement mette mon petit-fils sous sa haute protection et le protège des envieux et des mal intentionnés !" dit-il d'un ton bourru qui contrastait avec la lueur de joie qui vacillait dans ses yeux.

Aboutalib, intimidé par la force du moment, répétait après lui en écho, à cours de mots propres à lui, en changeant "petit fils" par "neveu". Il avait plus de mal à contrôler son émotion que son père. C’est qu’il aimait tant son petit frère Abdoullah! C’est lui qui lui avait appris à monter à cheval et à user de l'épée. Il lui avait appris aussi à faire des comptes.

L'homme luttait, les lèvres tremblantes, pour retenir une larme rebelle. Un chevalier ne pleure pas et encore moins si c’est un fils d’Abdelmoutalib, noble des nobles, maître des maîtres de Makka!

Le patriarche parlait à sa belle-fille mais ses yeux, aimantés, couvaient le petit tas d'étoffe que sa femme tenait entre les mains. Celle-ci prit des airs de louve prête à attaquer quiconque s'approcherait de son petit. Elle penchait son buste et s'arc-boutait comme pour protéger le précieux ballot des convoitises. Le patriarche ne tint plus. Il oublia son statut de maître vénérable et se précipita dans un geste pathétique vers la chair de sa chair.

Takaffya eut un rire étouffé en voyant les deux époux se disputer l’enfant. Elle se sentit vite gênée, cependant, de voir le maître de Makka, le cœur à nu ; lui, si distant et si viril d'habitude. Elle prétexta d’aller chercher Thouwayba pour allaiter l'enfant, se pencha vers Amina, lui chuchota des secrets de femmes puis prit congé, laissant la famille savourer l’instant. La jeune-femme lui dit, d'une voix lasse, de ne pas tarder. Aboutalib lui glissa gauchement, au passage, une pièce d'or dans la main.

Abdelmoutalib laissa alors libre cours à sa joie, riant d’une voix rauque et tremblotante. La jeune mère, combattant la faiblesse, le regard fébrile, se régalait de cet enthousiasme qui la rassurait sur l’avenir de son fils. Abdelmoutalib était si attendrissant avec sa longue barbe blanche et ses gestes maladroits de grand-père comblé !

Fatéma bint Amr regardait quant à elle, mi-figue mi-raisin, cet époux si peu démonstratif envers elle. C'était la première fois qu'elle le voyait aussi euphorique à la naissance d'un de ses descendants. Elle en fut intriguée et même un peu jalouse puis se trouva ridicule et se dit que Mohammad était son petit-fils à elle aussi. Elle aurait peut-être eu raison de l’être si c’était Hala, la deuxième femme de son mari, ou l'une des nombreuses concubines, qui en était la grand-mère.

Abdelmoutalib prit l'enfant dans ses bras avec des gestes d’une douceur insolite venant d'un corps aussi robuste et de mains aussi imposantes. Fatéma put voir sur son beau visage buriné par les vents arides du désert, une expression qu'elle ne lui vit jamais auparavant. On aurait dit que celui-ci, penché sur le petit Mohammad, dégageait une lueur étrange. Son cœur palpita d’une manière qu’elle avait oubliée, après tant d’années de mariage. Bizarrement, la clarté de l’enfant semblait avoir déteint sur son vieux compagnon. Le temps s’effaçait soudain, touché par la grâce.

Abou Talib, aussi interpellé que sa mère par cette irradiation soudaine, s'approcha de son père. Sa tête enturbannée bouscula celle d’Abdelmoutalib et leurs souffles se mêlèrent dans la contemplation béate du benjamin de leur grande et prestigieuse famille.

Une bouffée de fierté envahit Amina, s’ajoutant à celles que la fièvre lui faisait subir. La barbe noire et bien taillée du jeune oncle et son turban aussi sombre que celle-ci faisaient un heureux effet avec le visage du vieil homme, auréolé par les boucles argentées s’échappant de son serre tête vert. Amina crut qu'elle faisait un de ses nombreux rêves de félicité comme elle en eut souvent durant sa grossesse.

Une rumeur mêlant des voix d’enfants à celles de femmes en liesse se fit entendre dans la ruelle sur laquelle donnaient les ouvertures de la chambre.

Les deux hommes se ressaisirent. Abdelmoutalib ne put s’empêcher de déposer furtivement un baiser sur les lèvres pourpres du nourrisson qui, chatouillé par le poil dru de son grand-père éternua et se mit à gigoter. Son oncle le prit alors des mains du patriarche amusé et le remit à Fatéma, non sans l'avoir, à son tour, embrassé fougueusement. La petite créature se mit à geindre, bien réveillée par l’étreinte et par la faim.

Abdelmoutalib eut à peine le temps de sortir une grosse bourse en tissu où tintaient des pièces d’or pour la déposer au côté d’Amina, qu’une dizaine de femmes chargées de dons et d'enfants firent irruption. Il avait recouvré sa froideur de patriarche inaccessible. Ajustant son turban, serrant l’étoffe qui lui servait de ceinture, il se prêta aux baisemains de certaines parmi les visiteuses. Un regard indifférent jeté aux autres, il sortit, avec majesté. Abou Talib quitta la pièce sur ses pas, l’air naturellement princier, la tête haute.

Ils auraient voulu s’éterniser auprès de leur cher nouveau-venu mais ils ne voulaient point entraver les politesses et les rituels féminins. Amina devait se reposer et le petit devait être allaité. Ce n’était pas vraiment la place des hommes, cette ambiance de maternité toute fraîche! Ils viendront le soustraire à ce monde féminin , en fin de journée , pour le rituel de la Kaaba. 

Etourdis par l’effet magique de cette affection qu’ils portaient désormais dans leurs cœurs pour ce petit être solaire, ils s’éloignèrent dans le silence. L’odeur du nourrisson, glanée dans leur baiser de tendresse, les enivrait plus encore que le meilleur vin de Makka , celui qu’ils buvaient dans la taverne d’Abousamra le boiteux.

Contournant les nombreuses idoles qui peuplaient la vallée, les deux hommes arrivèrent sur la place mythique où Abraham avait dressé la maison de son dieu . C’était une petite bâtisse au toit précaire et délabré que recouvrait du tissu copte poussiéreux. Les quelques mecquois qui étaient près de ses murs s’écartèrent en les reconnaissant.

Abdelmoutalib et son fils ressentaient le besoin de remercier la force occulte qui leur avait préservé une part de leur cher disparu. Ils savaient comme, beaucoup d’arabes d’ailleurs, qu’Allah, le dieu d’Abraham, était un dieu très puissant. Le patriarche avait cependant vécu un fait qui ne lui laissait plus aucun doute.

Quelques mois auparavant, il avait reçu l’émissaire d’Abraha ''au nez coupé''. Il était venu lui annoncer que ce roi, qu’un mecquois avait mis en grande colère en maculant d’excréments la Kaaba qu’il avait construite en Abyssinie, allait sévir et détruire ce point de pèlerinage. Ce tyran voulait faire de sa propre cité le lieu central de toutes les pérégrinations d’Arabie.

Abdelmoutalib n’avait pas eu d’autre choix que de ruser pour tenter d’intimider l’envahisseur, aux portes de Makka. Le sachant chrétien très pieux et craignant le dieu d’Abraham que sa religion reconnaissait, il tenta d’interpeller en lui sa foi. Non pas qu’il voulait abandonner la Kaaba à ce despote, mais que faire contre une armée invincible ? La nouvelle leur était parvenue qu’il avait des animaux plus imposants que trois chameaux et plus forts que mille guerriers invincibles.

Le patriarche avait répondu à cet émissaire déterminé que seule sa propre fortune le préoccupait. L’émissaire lui avait répliqué comme il le prévoyait : "je te parle de détruire la Kaaba et tu me parles de tes minables bestiaux. Tu es un piètre chef de tribu !". Abdelmoutalib lui avait alors répondu solennellement : "je ne suis maître que de mes chameaux ! La Kaaba a son maître, il la défendra".

Tout son corps frissonna .

Quelles ne furent sa crainte et ses angoisses lorsque l’armée du "roi sans nez" fit son entrée au cœur de Makka malgré sa ruse. Tous croyaient que c’était la fin de leur cité. Une fois la Kaaba détruite, les Qoraychites n’avaient qu’à chercher une autre contrée pour s’y installer. Allaient-ils devenir la risée des poètes : la pire punition que les destins pouvaient prescrire à de fiers guerriers et à la tribu la plus noble ! Mieux valait s’enterrer vivants comme les filles indésirables que certains arabes tuaient de cette façon à la naissance.

A ces souvenirs , Abdelmoutalib eut un regard appuyé vers le ciel où le soleil s’échauffait pour le zénith à venir. Il dit alors à son fils qui était plongé dans ses propres réflexions, le front posé sur les pierres de la Kaaba, le visage encore irradiant du bonheur d’avoir serré une partie de son frère disparu dans ses bras :

-"Tu sais, mon fils ! Je vais t’avouer une chose !"

Abou Talib, en fils révérencieux, écouta son père avec vive attention en ouvrant grands ses yeux très noirs de Hachémite :

- "Oui, père !"

- "Tu sais, lorsque la terreur s’était saisie de nous, alors que la terre de Makka tremblait sous les pattes des montures de l’armée d’Abraha ?! J’ai fait un vœu ! Je ne croyais pas vraiment que le dieu de la Kaaba allait intervenir !"

Abou Talib regarda son père, l’air étonné :

- "Je croyais, père que c’était une certitude !"

Abdelmoutalib secoua sa crinière argentée, émouvant dans son attitude d’humilité et reprit d’une narration marquée de silences :

- "Non, je n’y croyais pas trop… J’ai envisagé le pire ! J’ai alors fait une prière… qui venait du fond de mon cœur… Je n’ai jamais été si sincère avec aucune des divinités… J’ai prié… Allah, le dieu d’Abraham !"

- "Qu’as-tu demandé ô vénérable père ?"

Le vieil homme eut une hésitation et regarda autour de lui, de crainte que quelqu’un ne l’entendît et ne pensât de lui qu’il radotait. Depuis qu’il avait senti ce petit corps chaud entre ses mains et qu’il avait cueilli cette senteur de jasmin sur les lèvres du bébé, il avait ce besoin de parler de son vœu :

- "J’ai demandé à Allah de me donner un signe… si... le Prophète… dont parlent les juifs et les chrétiens... est entre nous. Je lui ai dit… si ce Prophète est un Hachémite, alors qu’il envoie du secours à son clan".

Aboutalib était abasourdi ! Son père continua :

- "A ce moment précis, le ciel s’était noirci et les mystérieux oiseaux survolèrent notre cité. Chaque mecquois avait pu voir cette nuée de volatiles surgis de nulle part survoler leur maison. Les cris de l’armée du "sans-nez" nous parvenaient jusqu’au fond de nos demeures. Lorsque le silence régna, je sortis ainsi que tous, comme tu le sais et nous découvrîmes les soldats qui restaient de l’armée en fuite, défigurés par un mal inconnu".

Abdelmoutalib était en sueur. D’un air embarrassé, il tourna son visage buriné vers son fils, le fixa un instant puis se décida à poser la question qui le taraudait depuis que ses yeux se posèrent sur le nouveau-né :

- "L’enfant de… Abdoullah ! Serait-ce lui ? Serait-ce le Prophète espéré ?"

Abou Talib eut froid dans le dos malgré le soleil de Makka. Au lieu de répondre à l’interrogation de son père, il ne sut pourquoi, un violent sanglot le secoua.

 

 

                                              Chapitre IV :      Halima 


Nadia Yassine - 29/01/2010

Le grand souk de Makka était envahi de poussière et de bédouins. Quelques dromadaires habitués aux horizons infinis, blatéraient à qui mieux-mieux dans cet espace surpeuplé qui contraignait leurs mouvements. Thouwayba se frayait un chemin tant bien que mal entre les cercles formés autour des marchands aux étalages colorés.

Un groupe d’hommes, vociférant autour d’un marchand d’esclaves, se disputait les enchères d’une esclave à la peau très blanche. Plus loin, un marchand d’étoffes peinait à arracher sa marchandise des mains des jeunes mecquoises friandes des tissus yéménites. Elles les posaient à même leurs bras pour en voir l’effet sur leur carnation, riaient aux éclats, se congratulaient les unes les autres. 
Thouwayba aurait tant aimé les admirer de près. Elle avait mis assez d’argent de côté pour pouvoir acheter un rouleau safrané qu’elle coudrait de ses mains mais elle n’avait ni le temps ni la tête pour çà. Elle était là afin de trouver une nourrice pour le petit Mohammad.

A l’évocation de ce petit être, son cœur se remplit de reconnaissance. Cet enfant, sans le savoir, avait fait pour elle ce dont elle n’avait jamais rêvé. Lorsqu’elle annonça sa naissance à son maître Abdoulouzza, celui-ci l’avait affranchie. Non pas qu’il ait été joyeux comme les autres oncles de Mohammad, mais il était soulagé que ce soit un garçon.

Sous l’influence d’Arwa, son épouse, il était devenu si différent des autres enfants d’Abdelmoutalib. Elle avait entendu souvent cette sorcière lui siffler à l’oreille que si Amina avait une fille, il faudrait l’enterrer parce qu’une orpheline ne peut que souiller l’honneur de la famille plus tard. Thouawayba avait prié les dieux de la cité d’épargner à Amina, cette femme de cœur, les méchancetés de sa belle-sœur.

Abdoulouzza était tellement soumis à l’influence de cette mégère, qu’il aurait été capable d’exécuter cette sentence, ne serait-ce qu’en cachette. La terrible Arwa aurait jubilé de voir Amina souffrir la perte de son enfant comme elle jubila le jour de la mort d’Abdoullah. Elle évita soigneusement de se mettre de la cendre sur la tête et de se frapper les joues comme les autres femmes lorsque la nouvelle arriva. Elle faisait semblant de sangloter lorsque Fatéma, sa belle-mère, et ses filles s’attardaient à la dévisager.

Thouwayba marchait, la tête haute, grisée par son statut tout frais de femme libre. Ses pensées vagabondaient. Il y a quelques jours, la pauvre Amina dont la santé se détériorait de jour en jour, n’eut plus aucune goutte de lait à donner à son bébé. Elle-même avait pris sa relève mais malgré son lait abondant elle n’arrivait pas à répondre correctement aux besoins de trois nourrissons à la fois. Abdoullah l’enfant d’Abdoulassad, et Masrouh son propre fils, ne laissaient au bébé d’Amina que peu de sa substance vitale.

Abdelmoutalib s’était chargé de sa bru et de son bébé. C’est lui qui, aujourd’hui, lui a ordonné de chercher une nourrice pour l'enfant. 
Le grand-père a décidé de placer son petit-fils dans une famille bédouine des environs de la cité comme il est de coutume chez les familles riches de Makka. Les montagnes qui entourent la vallée empêchent les nuages de poussière de s’échapper et rendent l’air tellement vicié que les enfants en souffrent souvent, s'ils n’en meurent pas. Il a jugé que le petit Mohammad ne grandissait pas assez bien. Son père, à son âge, était beaucoup plus robuste. Amina a beaucoup pleuré mais elle finit par se plier à la volonté du dieu de la Kaaba auquel elle avait voué son fils.

Thouwayba avançait sous le soleil brûlant. Elle avait acquis des sandales en cuir de chèvre et en était très heureuse. C’était la première marque de son ascension sociale.

Depuis son affranchissement, elle s’occupait de menus travaux auprès des dames nobles de Makka qui appréciaient son savoir-faire et la payaient généreusement. Elle avait pu s’acheter aussi un peu de tissu pour se confectionner une robe décente comme celles des femmes libres. Elle pouvait à présent cacher ses mollets très maigres et sa poitrine que l’allaitement gonflait à outrance. Elle n'en était pas peu fière de cette acquisition merveilleuse, mais restait amère cependant, voyant comment les regards avaient changé envers elle. Elle se dit que ce monde était trop influencé par les apparences et plein de cruauté !

Malgré sa liberté toute nouvelle, elle continuait à rêver d’un libérateur qui viendrait sortir de l’esclavage ses frères et ses sœurs encore dans les fers de cette cité sans pitié pour ses semblables. Elle avait entendu, dans une halka, des troubadours qui racontaient l’histoire de cet esclave roumi (romain) qui avait réussi à libérer ses frères dans le pays des Roum (Rome).

Des voisins juifs chez qui elle travailla un soir de fête parlèrent en hébreu d’un messager d’Iahvé, leur dieu, qui viendrait libérer son peuple comme Moïse l’avait fait pour eux. Elle avait appris leur dialecte sur le tas mais ils ne s’en doutaient pas. Ils disaient que c’était écrit dans leur mystérieux Livre. Jamais personne ne sut qu’elle connaissait la langue des juifs. C’était son petit secret bien à elle.

Plongée dans ses rêveries malgré les bruits étourdissants du souk, elle arriva devant une rangée de femmes assises dos au mur, aux pieds d’une bâtisse lézardée. Quelques riches mecquois étaient là, en personne, à négocier les pris avec elles. La vingtaine de bédouines avaient ces attitudes typiques auxquelles on reconnaissait leur vocation. Leurs échancrures agencées de telle sorte à suggérer la proéminence de leurs poitrines gonflées de lait se faisaient concurrence de façon discrète.

Thouwayba pressa le pas vers elles.

Le marchandage battait son plein. Certaines semblaient avoir déjà conclu des accords avec les parents des nourrissons ou leurs émissaires. Il y avait foule.
La jeune-femme attendit son tour, en profitant pour admirer ses belles sandales achetées à Rachal, la fille de Moshe, le cordonnier. Elles étaient un peu usées mais cela la changeait bien des morsures que le sable brûlant infligea longtemps à ses pauvres pieds. Il fallait en remercier les dieux mais elle ne savait pas lequel l’avait libérée de maîtres aussi cruels et avares.

Quelle divinité parmi ces centaines avait fait qu’elle, la petite négresse aux joues balafrées, marchât autrement que pieds nus, libre et n’ayant de compte à rendre à personne ?

Son regard rencontra soudain la statue géante de la déesse Manate qui dominait la vallée, défiant celles d’Ouzza et de Late. Ses yeux de pierre exorbités lui donnèrent la chair de poule et ses cheveux hirsutes lui rappelèrent ceux d’Arwa. Au souvenir de sa maîtresse et de ses cheveux toujours en bataille malgré les précieux onguents utilisés, le rire la tarauda. Manate la regardait fixement. Thouwayba, superstitieuse, lui adressa une prière et d’un signe de la main sur le front lui exprima soumission et respect. Elle s’esclaffait dans son for intérieur en espérant que la déesse ne s’en offusquât pas !

Lorsque la file des demandeurs de nourrices s’atténua, Thouwayba choisit parmi les femmes, celle qui lui sembla la plus jeune. Elle jaugea ses joues roses, sa poitrine généreuse, ses bras robustes, tous ces indices de bonne santé, et s’accroupit devant elle. D'un grand sourire dessiné sur ses lèvres ourlées , elle s'essaya, maladroite :
- "Combien tu demandes pour allaiter notre petit ? "

La jeune-femme la scruta à son tour, détourna sa tête couverte d’un châle grossier et dit d’un air dédaigneux, agitant sa main comme elle chasserait une mouche :
- "Ton petit à toi !! Vas-t-en négresse balafrée ! Tu n’es qu’une esclave ! Que pourrais-tu me donner ?"
Vexée, Thouwayba ne prit même pas la peine de lui expliquer. Elle ramassa son sourire mielleux et s’en alla s’accroupir devant une autre nourrice qui sentait bon la maternité :
- "Que les dieux de la cité te protègent, ô femme venue du désert plein de santé. Veux-tu allaiter le petit-fils de Abdelmoutalib, maître des maîtres de Makka ? " dit Thouwayba, usant de toute son adresse, les yeux plissés de malice.

La réponse à sa tentative de charme la cingla comme une gifle :
- "L’orphelin des béni Hachim ? Non, non, négresse sans cervelle. Tu es pauvre toi aussi et tu sais ce qui nous amène ! Nous voulons de l’argent certes mais aussi un lien durable qui puisse nous garantir des faveurs à venir pour nos enfants. Que pourrait nous apporter l’enfant d’une veuve ? Abdelmoutalib est sur la dernière pente de la vie ! Et après ? C’est toi, pauvre bougresse qui va me garantir mon gagne-pain ? De plus, les nobles de Makka en quête de nourrices vont me fuir, ne voulant pas mêler leur sang à celui d’un orphelin, quelque Hachémite qu’il soit ! Passe ta route ma pauvre ! Ce n’est même pas un héritier. Son père était plus pauvre que nous".

Thouwayba n’eut pas le temps d’aller vers les autres bédouines que la nourrice éleva la voix, se faisant entendre :
- ''Hein, femmes ? Nous ne pouvons pas nous risquer à prendre des orphelins ?! Il nous faut des garanties et ce n’est pas une veuve malade qui va nous les donner et encore moins un grand-père sur les pentes de la mort ! C’est un métier très dur, mon amie. Passe ton chemin. Nourris-le au lait de chamelle et sors-le tous les sept jours aux alentours de Makka. Hep mes chéries ! Attention, c’est le fils d’Amina, la veuve des béni Hachim qui n’a pas un sou! ".

La rangée de femmes se mit à jacasser et à rire. La nouvelle de l’orphelin des béni Hachim circula entre les chercheuses de bébés. 
Thouwayba pria Manate et Late et Ouzza de pulvériser cette maudite bédouine à la langue aussi fourchue que son apparence était rassurante. Sans grande conviction, elle fit le tour des nourrices dont les visages se fermaient un à un à son passage. La plupart des nourrices se dispersaient déjà pour aller chercher les bambins avec les parents desquels elles avaient conclu leur marché.

Les larmes montèrent aux yeux de Thouwayba . Elle aimait tellement le petit Mohammad ! Pourquoi le sort s’acharnait-il ainsi sur cet enfant ? Voilà un autre petit être qui n’avait pas de chance ! Dépitée, elle s’assit dos au même mur à l’ombre duquel il n’y avait plus personne et joua machinalement avec des poignées de sable. Les bédouines s’étaient toutes envolées comme une nuée de pigeons rassasiés de grains.

La jeune affranchie réfléchit à ce qu’elle pouvait faire pour son petit protégé. Une de ses cousines habitait les environs ! Elle avait une ribambelle de gamins et pourrait peut-être y ajouter le petit hachémite.

Le souk était très animé . Des centaines de pieds allaient et venaient devant elle, soulevant un fin brouillard de poussière dont elle se protégea en tirant un pan de son serre-tête sur sa bouche et ses larges narines. Ses yeux, brillant d’intelligence, semblaient chercher dans ce tohu-bohu une solution à son problème. Elle n’était pas très convaincue. Sa cousine était trop irascible et son mari ne connaissait pas la sobriété. Non, le petit Mohammad méritait mieux ! Il n’avait que deux mois et elle sentait en lui une telle douceur de caractère et une telle sensibilité ! Il n’aimait pas les éclats de voix et lui-même ne braillait jamais comme les autres nourrissons !

Les yeux de Thouwayba allaient de droite à gauche puis de gauche à droite, tournant dans leurs orbites bien marqués, suivant le rythme endiablé des passants. Un vertige la prit. Elle s’apprêtait à se lever pour revenir bredouille annoncer à Abdelmoutalib son échec, lorsque deux pieds nus et rêches s’arrêtèrent devant elle. Thouwayba leva doucement le regard. Une jeune femme au visage ridé avant l'heure, lui souriait timidement. De bonne nature, elle lui rendit son sourire, tout en se levant. 
Les haillons de son interlocutrice lui firent croire que c’était une mendiante. Elle en fut flattée. Son apparence pouvait donc laisser penser qu’elle avait assez d'argent pour en donner!
Hélas, elle ne pouvait pas se permettre encore de donner de l’argent mais elle sortit de son giron un quignon de pain et quelques dattes et les lui tendit. C’était sa modeste pitance pour contrer les tiraillements de la faim que l’allaitement provoquait. Elle avait grandi dans le partage et la solidarité que sa condition exigeait. Ce fut un geste presque naturel.

La jeune femme, au visage et au sourire fanés, en fut offusquée. Elle poussa doucement la main généreuse de Thouwayba et sembla hésiter à lui dire sa requête puis se décida :
- "Je suis Halima de la tribu des béni Saad. Je n’ai pas trouvé de nourrisson à allaiter. Je veux bien prendre le petit orphelin ! ".
Thouwayba, ébahie, sonda la bédouine de la tête aux pieds. Ses joues étaient creuses et sans couleur. Son cou était fin et sur ses épaules anguleuses pendaient de maigres et pathétiques nattes. Son décolleté annonçait une aridité qui ne pouvait échapper à l’œil averti de la fine Thouwayba, elle-même, nourrice plusieurs années de suite.

Elle faillit tourner le dos à la femme, surgie de nulle part, lorsque la tristesse infinie qui se lisait sur son visage la toucha au plus profond de son cœur. La bédouine retint sa main d’un geste très doux malgré ses mains craquelées par le travail des champs :

-"Ma sœur, dit-elle d’une voix d’une voix brisée, s’il te plaît donne-moi cette chance! Personne n’a voulu de moi et personne n’a voulu du petit hachémite orphelin. C’est un signe des dieux ?! Non? S’il te plaît, je saurai être une mère aimante. Le lait est un mystère des divinités. Qui sait? Peut-être que j’en aurai assez pour lui. Je promets de lui donner en premier la tétée. Je le jure devant ces dieux qui nous sont témoins et sur la tête de mes enfants. S’il te plaît !... ma sœur ! ".

Thouwayba, ébranlée, hésita. Ne se disait-elle pas, il y a quelques instants, que le monde se fiait trop aux apparences !? De plus, Joumana, la vieille esclave, lui avait dit avoir vu des nourrices avec des mamelles vides comme des outres sans eau, nourrir par la grâce des dieux, comme jamais d’autres, bien dodues, ne l’avaient fait.

Elle regarda intensément Halima dans les yeux comme si elle allait y détecter un mystère ou une réponse à ses questions secrètes. Quelque chose d’indéfinissable lui dit que le petit Mohammad serait entre de bonnes mains avec cette fille des béni Saad, si humble. La bonté naturelle que tout son être dégageait fit fondre ses dernières hésitations.

D’un geste enfantin, Thouwayba prit brusquement la main calleuse de Halima des béni Saad et l’entraîna dans une course folle. Celle-ci, surprise par cet entrain soudain, se laissa faire. Trébuchant et riant comme deux gamines, les deux femmes, joyeuses, s’en allèrent dans un nuage de poussière, évitant les nombreux passants et zigzagant entre les totems taciturnes.

 

 

                                                   Chapitre V :     Ouverture du cœur 


Nadia Yassine - 07/02/2010
Le soleil étouffait de sa chaleur la plaine où une petite oasis malmenée résistait tant bien que mal à ses dards. Halima servait de l’eau où avaient macéré des dattes toute la nuit pour rafraîchir ses deux voisines venues passer quelques moments avec elle.

Elle ne cessait de raconter, depuis trois ans déjà, le miracle qu’elle avait vécu en ramenant l’orphelin hachémite. On l’aurait dit envoutée par cet enfant et sa présence dans sa très humble chaumière. Son visage était transfiguré et même sa stature avait changé. Elle se tenait plus droite et son long cou lui donnait l’air gracieux d’une vierge toute fraîche. Halima était une autre femme ! 
Encore une fois, ses visiteuses l’écoutaient avec intérêt leur raconter, des étoiles dans les yeux son aventure extraordinaire. Cela était devenu une sorte de rituel chez les béni Saad. L’histoire du petit orphelin hachémite s’était rajoutée aux contes merveilleux que les bédouins avaient l’habitude se relater pour passer le temps si lent du désert. Cette histoire avait cependant le privilège de s’être déroulée sous les yeux de nombreux témoins.

La nourrice, radieuse, leur racontait, pour la énième fois, comment elle était revenue, le serrant sur sa poitrine tarie, se demandant comment elle allait assurer son allaitement. Soucieuse, elle réfléchissait à mille et une manières de trouver un substitut à son lait s’il venait à lui manquer. Quelques chèvres et une chamelle feraient l’affaire mais leurs pis étaient aussi flasques qu’une outre vide, tout comme ses propres seins. La sécheresse sévissait depuis quelques années et tout le village en souffrait. Al Harith, son mari prévenant, la rassurait au rythme des pas de l’ânesse blanche qu’elle montait avec le nourrisson dans les bras. Il lui disait qu’un vieux sage de la tribu lui avait certifié que les dieux protégeaient les orphelins et que la baraka les suivait là où ils allaient.

Halima l’écoutait sans trop croire à son histoire. Elle regardait son doux visage en sueur, amaigri par le manque de tout, avec un serrement de cœur. Le soleil était si impitoyable qu’elle craignit pour la vie du petit. Elle leva alors un pan de son long châle dont elle protégeait sa précieuse charge, voulant s’assurer que le bébé respirait encore. Dans le fond de son cœur brillait un espoir de lire sur le visage de l’enfant un signe des dieux pour sa famille en difficulté.

Anissa, sa nouvelle-née, avec laquelle le petit allait partager son peu de lait était chétive et de petite santé. Elle l’avait laissée à une cousine très généreuse qui avait accepté de la prendre pour deux journées. Elle se demandait comment elle assurerait l’allaitement des deux nourrissons.

Le petit hachémite ramolli par la chaleur dormait, les petits poings fermés, un sourire béat sur ses lèvres rouge grenade. Halima ne se lassait pas de regarder ce visage si régulier et serein. Jamais, elle n’avait trouvé un bébé aussi parfait. L’enfant eut un soubresaut et comme réveillé par ce flux de tendresse naissante, il ouvrit grands ses immenses yeux cernés de cils interminables et les fixa sur le visage de Halima.

Une chose étrange alors se produisit en elle. Tout son corps frissonna, traversé par un flux mystérieux. L’onde inconnue parcourut son être des talons jusqu’à l’échine. Elle sentit alors la sève nourricière sourdre de ses entrailles et monter vers sa poitrine qui se remplit du liquide vital. Elle n’eut pas le temps de donner le sein au petit que ce fut son lait maternel qui chercha les lèvres du nourrisson, inondant sa petite bouche ouverte jusqu’à s’en déverser sur ses joues. Quelques petites gorgées lui suffirent. Le flot n’en continua pas moins à gonfler la poitrine de Halima tel une source d’amour que chaque battement de son cœur alimentait.

Lorsqu’elle le ramena dans son clan, la nature sembla revivre sous ses pas. Elle n’eut pas le temps de le déposer aux côtés d’Anissa que la pluie, disparue depuis des années, commença à tomber.

Ainsi, chaque jour, sa certitude de la particularité de ce bébé s’affirmait. Le village entier remarqua que son bétail était repu, que ses enfants ne manquaient plus de lait, que ces palmiers produisaient plus de dattes. Mohammad, lui, poussait à vue d’œil. Il était si robuste et si éveillé que tout le village s’en trouvait émerveillé.

Halima ne tarissait point d’éloges et relatait encore une fois tous ces petits miracles à ses visiteuses. Joudama, son aînée l’interrompait de temps en temps pour lui poser des questions ou lui rapporter des paroles de son père qui grattait le sol aride essayant de planter quelques graines.

Elle n’était pas peu fière de sa fille de sept ans qui avait, grâce à cette baraka, poussé très vite. Devenue grande, bien faite et ses joues ayant pris la couleur d’un soleil levant, elle pouvait songer à la marier. Elle ne se priva pas d’annoncer à ses visiteuses que son père l’avait fiancée à son cousin. Dans quelques années, elles pourraient boire du lait de chamelle au foyer de sa petite fille chérie promit-elle en leur tendant la jatte remplie de jus de dattes.

Elle leur vanta la sagesse précoce, son endurance et leur raconta comment le petit Mohammad l’avait mordue jusqu’au sang à l’épaule alors qu’elle le portait sur son dos. Cela lui a valu, depuis, le surnom de Chaymae ( marque). Elle ordonna à Joudama de s’approcher et leur montra les marques profondes de petites dents bien rangées, tatouées à tout jamais dans sa chair.

Halima leur assura qu’elle n’avait pas émis un seul cri alors qu’elle remplissait de cendre les petits trous maculés de sang qui marqueront à vie l'épaule de la fillette. Les voisines furent impressionnées. L’une des convives reprocha à Halima de ne pas avoir préservé Joudama pour son fils Himar. Une fille d’une telle endurance ne pouvait qu’être une excellente épouse de bédouin et une mère parfaite !

Halima esquiva cette discussion pour ne pas blesser sa voisine en leur disant l’inquiétude qu’un évènement récent suscita en elle. Quelques jours auparavant, des marchands chrétiens venus d’Ethiopie furent comme aimantés par son protégé. Elle était allée vendre quelques œufs dans un souk hebdomadaire qui se tenait à quelques lieux du village. Le petit Mohammad qu’elle avait à demi-dévêtu par la grande chaleur qui régnait ce jour là, assis à côté d’elle, vaquait à jouer gentiment avec ses osselets. L’un d’eux s’approcha de lui et scruta la marque de naissance qu’il avait sur le dos. Ils lui posèrent alors beaucoup de questions et finirent par lui proposer de lui acheter le petit.

-"Je ne vous cache pas la peur que je ressentis, leur dit-elle. Je me disais que ce serait un malheur s’ils s’entêtaient et décidaient de me le prendre de force. Heureusement les hommes de ma tribu étaient nombreux et je finis par rentrer en sécurité en leur compagnie. Je ne sais pas ce qui m’arrive mais depuis la venue de l’orphelin, des choses étranges se succèdent dans notre vie. Qu’ont-ils bien pu voir en lui ? Les dieux seuls sont capables de répondre. J’ai failli le rendre à sa famille mais je n’en ai pas eu le courage. Mon cœur s’est attaché à cet enfant. Je voudrais le garder jusqu’à la fin des jours".

A ces mots, des cris stridents retentirent puis une nuée de gamins s’engouffra dans la petite pièce, hurlant et s’agitant. Terrorisées, les convives essayèrent de les calmer pour comprendre ce qui se passait. Joudama qui les dominait tous d’une tête était accourue aussi, l’air hagard et pâle comme un linge blanc. Les gamins, excités, parlaient tous à la fois et gesticulaient dans tous les sens. Halima qui essayait tout d’abord de comprendre blêmit ! Mohammad n’était pas parmi eux ! Elle comprit qu’un malheur lui était arrivé.

De tous ses poumons, elle appela à l’aide son mari alors qu’elle volait au secours de l’enfant absent. Elle se dirigea vers le puits pensant qu’il y était tombé. Son cœur faillit s’arrêter lorsqu’après une course effrénée dans la direction de l’enclos où les enfants aimaient jouer, elle le vit, gisant sur le sable, inanimé. Se lacérant les joues avec ses ongles en criant de façon hystérique, elle hurla comme une damnée.

Essoufflé, son mari la rejoignit ainsi que la ribambelle d’enfants qui piaillaient et se débattaient autour du petit corps. Halima, cheveux dénoués, les joues en sang, le prit dans ses bras dans un élan désespéré, le serra tragiquement sur son cœur et entama la litanie d’usage des femmes de sa tribu qui perdaient un être cher. Affolé , al Harith s’époumonait, lui intimant l’ordre de se taire. Il lui arracha l’enfant des bras, le serra dans les siens avec passion, trahissant un sentiment qu’il gardait enfoui. Puis, il reposa doucement le corps du petit sur le sable brûlant. S’abandonnant au désarroi, les yeux remplis de larmes, il scruta le visage de l’enfant. Les sourcils de Mohammad, en arcs très noirs, contrastaient terriblement avec la blancheur des lèvres où il ne restait plus aucune goutte de sang. Ses beaux cils recourbés allaient frôler une naissance de joue aussi livide que du marbre.

Al Harith sous les explications confuses de Abdoullah son fils, souleva la petite tunique de Mohammad pour vérifier s’il n’était pas blessé quelque part. Rien ne semblait indiquer qu’une maltraitance lui fut infligée. Les mains de l’enfant étaient glacées. Résigné. Le père adoptif posa sa tête sur son cœur et faillit se rendre à l’évidence de la mort du petit Hachémite lorsque celui-ci ouvrit les yeux.

Plus effrayé encore que ceux qui l’entouraient, Mohammad eut le geste de tout enfant en de telles circonstances. Il réclama sa mère et se blottit dans ses bras. Halima qui pleurait encore à chaudes larmes le couvrit de baisers salés. Le visage dans le cou de celle-ci, il marmonna que deux hommes lui avaient ouvert le ventre et avaient pris son cœur pour le laver. Halima essayait d’un geste discret d’étouffer ses phrases, en le serrant très fort, ne voulant pas que son mari et ses voisines entendent. Mais elle ne put faire taire son petit Abdoullah qui se mit alors à donner maintes précisions. Les enfants, revenus au calme, témoignèrent aussi, un à un, de ce qu’ils avaient vu.

Le visage d’al Harith se crispait à mesure que les enfants relataient cette histoire étrange d’hommes venus ouvrir la poitrine de Mohammad. Il décida alors de jouer son rôle de chef de famille et décréta à contre cœur mais d’un air solennel que l’enfant serait restitué dès le lendemain à sa famille. Halima reconnut au ton de son époux que cette décision était un ordre irrévocable qu’il serait vain de contrer. Al Harith avait déjà émis ses craintes lors de son retour du souk, lorsqu’elle lui conta la rencontre avec les éthiopiens décidés à acheter leur protégé. Il ne voulait pas avoir sur le dos les oncles de l’enfant, surtout Abdoulouzza qui était capable de toutes les ignominies.

Plus tard, Les deux voisines mêlèrent leurs pleurs à ceux de Halima qui plia à la décision de son mari, par amour pour le petit. Elle aussi craignait pour sa vie. Sans pouvoir se l’expliquer, elle sentait que ce petit être avait une stature qui la dépassait et un destin hors du commun. Elle savait d’instinct que ses épaules de pauvre bédouine des béni Saad ne pouvait supporter une telle charge. Le lendemain, ils le rendraient à sa mère.

Lorsqu’ils arrivèrent à Makka, quelle ne fut la surprise d’Amina qui resta figée à voir devant elle son enfant que seul son oncle Abou Talib visitait de temps à autre ! Sans voix, elle se contentait de le contempler, hésitant à aller vers lui, de crainte de briser la magie de l’instant. Mohammad se tenait timidement blotti contre la jambe de Halima, à demi caché par son long serre-tête poussiéreux qui flottait jusqu’à terre.

Il regardait d’un œil inquiet, une petite moue pitoyable sur sa bouche vermeil, cette femme qu’il n’avait jamais vue et qui lui souriait béatement. Il scruta les détails de son visage, le grain de sa peau laiteuse, ses yeux de braise soulignés par du khol très sombre, observa ses bijoux en argent, sa longue chevelure noire tressée élégamment avec du fil de soie vert, regarda ses sandales en cuir marron.

Son regard éveillé fit le tour de la petite pièce et revint vers Amina. Il serra alors très fort la main moite de Halima. D’une grande intelligence, il avait compris qu’un évènement majeur se préparait. Amina, qui ne voulait point l’effrayer, vaincue soudain par l’émotion, ne se retint plus. Elle se précipita vers lui, se jeta à ses pieds en sanglotant, le serra à l’étouffer contre elle, respira ses boucles noires, tâta ses bras, toucha ses épaules, comme prise par une folie soudaine. Mohammad la laissa faire mais sur ses traits se dessinait un profond désarroi. Il retenait comme à son habitude ses larmes. Halima qui le connaissait très bien en eut le cœur brisé.

Amina essaya d’amadouer son fils en lui tendant quelques dattes fourrées aux amandes et aux grains d’anis. Rien n’y fit ! Il s’agrippait à sa nourrice. Celle-ci se faisant violence, arracha des mains de son petit le pan de son étoffe et sortit en trombe alors que Baraka le prenait à bras le corps pour le voler à cet instant douloureux. Des chevreaux tout juste nés aideraient peut-être l’enfant à oublier la souffrance de la séparation. Amina ne supporta pas cette scène trop triste ! Elle s’affala sur le sable battue alors que la voix de Baraka se mêlait aux sanglots déchirants de Mohammad qu’elle sortait de la pièce, gigotant de toutes ses forces.

Halima, quant à elle, tourna comme une feuille morte dans les vents de sa tourmente. La tristesse l’avait envahie. Ne sachant plus comment retrouver une maison où le sourire ensoleillé de son petit hachémite n’était plus, la malheureuse rodait dans les ruelles de Makka. Les petits bras autour de son cou ne seront plus là lorsqu’elle sera submergée par les lourdeurs de la vie. Mohammad venait à elle dans ces moments, plein de tendresse, lui prodiguer de la douceur dont seul, il était capable. Elle ne sentirait plus cette odeur de jasmin qui émanait de son haleine et qui parfumait ses mots aussi odorants qu’un baume pour son cœur. Il savait lui parler comme s’il était une sagesse faite enfant.

Halima traîna ainsi pendant une journée entière dans la poussière de la Cité puis s’en retourna rencontrer Amina en cachette de son enfant. Celle-ci avait envoyé Mohammad, que Baraka avait réussi à calmer, chez son grand-père Abdoulmoutalib qui demandait à le voir. Elle interrogea Halima sur la raison de la restitution précoce de son fils. Halima essaya de tergiverser mais finit par lui raconter l’évènement qui effraya son mari. Elle lui expliqua :

-"Chère et noble Amina, al Harith pense que le petit est touché par les forces obscures... moi je ne pense pas que... "
Amina ne laissa pas le temps à Halima de finir ses explications. Son sang n’avait fait qu’un tour dans ses veines. Elle lui répondit d’un ton ferme, dans un souffle, le visage transformé par l’émotion :
- "Que veux-tu dire, bédouine ? Que mon fils est touché par les djinns !?"

Elle prit vigoureusement la main et la posa sur son ventre en articulant ses phrases et en les martelant :

- "Depuis que ces entrailles l’ont porté, j’ai eu, jour après jour, nuit après nuit, des certitudes très claires. Mon fils est protégé par la Lumière et non pas par les forces obscures. J’ai eu des messages qui n’avaient qu’un seul et unique sens. Mon fils est un être exeptionnel ! Un être solaire! M’entends-tu ? Sais-tu femme, que je n’ai eu ni les lourdeurs de l’attente, ni les déchirements d’un accouchement normal ! Mohammad était plus léger qu’une plume dans mon ventre et à sa naissance, une lumière m’aveugla ainsi que la sage-femme. Nous avons vu ce jour là; de nos yeux, de ces yeux que tu vois, que tu touches ...".

Soudainement Amina se tut, lâchant la main calleuse de Halima qui retomba lourdement au long de son corps épuisé par un long jour de marche. Elle ne voulut point répandre les secrets de cette naissance, de crainte de susciter des ragots comme celui dont venait de lui faire part la saadite. Les ragots ne pardonnaient pas et les poètes étaient à l’affût de ceux-ci pour pourrir les vies de leurs victimes.

Halima dépitée et confuse demanda pardon à Amina de l’avoir blessée. Les deux femmes restèrent un moment silencieuses mais leurs regards croisés se parlaient. Eprouvées, toutes les deux dans leur chair et leur cœur, elles s’enlacèrent soudain dans un sanglot commun. Le même amour les unissait pour l’éternité.

Lorsqu’elles se reprirent, Halima supplia Amina de lui indiquer un autre nourrisson à ramener avec elle dans sa maison vide de lumière. Elle ne pensa pas un moment à son besoin d’argent. C’était plus cette béance qu’elle portait désormais dans son cœur déchiré de mère nourricière d'un enfant chéri qui ne sentira plus jamais la chaleur de son corps, ne verra plus d’étincelle dans ses yeux, n’entendra plus ses gazoullis.

Amina lui apprit que le fils de son beau frère du même prénom que son mari al Harrith avait un bambin à mettre en nourrice. Halima lui embrassa furtivement la main et sortit, le cœur lourd de chagrin et les mains chargés des dons d’Amina. Elle disparut dans la nuit claire de Makka, âme en peine traînant le douloureux fardeau de l’absence.

 

 

                                     Chapitre VI :                     Seul au monde


Amina, la tête calée sur les genoux de Baraka, réclama de l’eau. Hala, le visage fermé, le cœur serré, rafraîchissait son front. Les étoiles, larmes de diamants, luisaient tristement au dessus des trois femmes. Baraka, désemparée, égouttait un peu d’eau dans sa bouche aux lèvres congestionnées par la fièvre. Très attachée à sa maîtresse qui la traitait comme une sœur, elle souffrait de sa souffrance. Son visage noir et racé était décomposé par l’angoisse

Lorsqu’Amina réclama Mohammad, la jeune négresse comprit que la fin était proche et se mit à gémir. Hala lui fit signe de se taire en mettant un doigt devant son menton tatoué aux marques de sa tribu et de celle de Amina : les béni Zahra. Elle balbutiait quant à elle quelques prières dont on entendait de temps à autres des noms de différents dieux. Toutes deux étaient écrasées par ce moment trop douloureux. Toutes deux étaient impuissantes devant le pouvoir de la mort. Amina allait les quitter en plein désert et elles ne pouvaient rien pour elle à part la pleurer et se lamenter…

Baraka levait les yeux au ciel comme pour avoir une réponse sur l’absurdité de cette vie. Quel en est le sens ? Aime-t-on comme cela des êtres et les perd-t-on ainsi à jamais ? Elle se sentait incapable d’affronter les lendemains qui s’annonçaient trop durs sans sa douce maîtresse. La voix de Mohammad qu’Abdoulmoutalib tenait à l’écart de la tente afin de lui épargner les affres de sa pauvre mère, lui parvint. Son cœur chavira et son corps entier en fut secoué de sanglots brûlants ! Pauvre petit Mohammad, le sort s’acharnait sur lui se dit-elle !Depuis le premier jour, son âme s’était attachée à ce petit garçon au regard si franc, au visage si rayonnant. Elle pleurait déjà pour la peine qu’il allait subir dans quelques moments lorsque sa mère adorée ne sera plus !

Depuis le retour de son petit, il y a trois ans, Amina avait voué ses jours, ses nuits et chaque seconde de sa vie à capturer son cœur. Elle passait son temps à le gâter, à le cajoler, à le combler d’amour. Baraka avait été ravie de revoir le sourire de sa maîtresse égayer son visage, resté magnifique malgré les joues que la maladie et le chagrin avaient cruellement creusées. Mohammad avait ramené la vie à la maisonnée et ses jeux d’enfants faisaient le bonheur de tous.

La jeune mère s’était appliquée à nouer Mohammad à ses propres racines pour semer en lui la fierté d’avoir une lignée des plus nobles du côté de sa mère aussi. C’était aussi et surtout pour lui trouver plus de protecteurs. Elle le préparait ainsi au statut d’orphelin, très lourd à porter dans une tradition où l’appartenance au clan est une religion. Sa filiation aux Hachémites était rompue quelque part par l’absence du père. Son fils serait une proie facile et subirait les rudesses de la vie sans la protection de quelque figure emblématique parmi son clan. Son petit Mohammad était comme un oisillon, tombé trop tôt du nid et livré à la cruauté d’un désert de mœurs sans pitié.

Bien sûr, il y avait Chayba , son grand-père, celui que toute la tribu appelait Abdoulmoutalib mais il était trop vieux . L’aïeul lui rendait visite tous les jours et le couvrait de dons et de tendresse. Hala qu’il avait épousé en deuxième noce, le même jour du mariage de Abdoullah avec Amina et qui était sa propre cousine à elle, adorait aussi son Mohammad chéri. Il avait le même âge que son fils Hamza avec lequel il partageait des jeux, des habits et des moments privilégiés.

L’orphelin était toujours très heureux de retrouver ce petit oncle qui était aussi son frère de lait et son cousin. Halima l’avait laissé une journée chez la nourrice de Hamza, elle aussi une "saadia" (une femme des béni Saad) et ils avaient partagé le même sein du lever du soleil jusqu’à son coucher. Tous ces liens, tissés pas le lait et par la chair avec son clan, apaisaient Amina. Plus il y en avait, plus son fils serait à l’abri des malheurs et des cruautés de cette vie.

La jeune mère se rassurait aussi en se disant qu’Abou Talib, frère par les deux parents d’Abdoullah aimait profondément son neveu. Elle faisait ainsi souvent le compte des cœurs qui gravitaient autour de son enfant pouvant lui être utiles si son grand-père venait à disparaître.

Il y a un mois de cela, elle avait donc décidé de l’emmener voir sa propre tribu. Bien sûr, se disait-elle, celle-ci n’avait pas le prestige des Hachémites mais elle comptait parmi les tribus les plus respectées et les plus adulées par les poètes.

Abdoulmoutalib s’était porté volontaire pour l’accompagner. Cela permettrait aussi à Hamza de connaître ses oncles maternels et à Hala de revoir les siens tout comme Amina. Le patriarche voulait surtout, ce faisant, faire un détour et se recueillir sur la tombe de son benjamin que la maladie avait emporté à Médine alors qu’il était allé vendre leur production de dattes. Amina était allée sur le lieu, deux fois déjà, sans lui.

Une fois arrivés sur les lieux, le vieil homme raconta à son petit-fils, d’une voix tremblante, comment les dieux avaient fini de prendre la chair de sa chair après qu’ils le lui aient laissée un temps. Mohammad, l’étincelle dans l’œil, lui posa maintes questions. Il lui avait alors relaté l’histoire que toutes les tribus arabes se rapportaient encore après trente années.

Il avait fait vœu de donner en sacrifice son dixième enfant aux dieux s’ils ne lui accordaient que des garçons. Abdoullah était le dixième ! Lorsque le jour fut venu d’honorer son vœu, Abdoulmoutalib s’isola pleura et se lamenta comme une femme en peine . Les dieux avaient mis dans son cœur un amour tel pour cet enfant qu’il faillit se rétracter et déshonorer sa virilité, ses aïeux et sa tribu. Il avait failli jeter l’opprobre sur les Qoraychs qui seraient devenus la risée de toute l’Arabie. 
Encore une fois, dit-il à Mohammad, c’était le dieu de la Kaaba, qu’il avait imploré en cachette, qui sauva son fils en inspirant un ancien, très respecté de la tribu. Celui-ci proposa de remplacer Abdoullah par des chameaux dont le nombre serait tiré au sort. Ils utilisèrent ainsi deux bâtons. L’un représentant Abdoullah et l’autre un chameau. Le sort en arriva à une centaine de chameaux. Depuis, Abdoullah, bien que sauvé, fut nommé l’ "égorgé" en honneur au courage et à la loyauté de son père qui ne transgressa point sa parole et s'apprêtait à immoler son fils tout comme Abraham.

Le petit Mohammad, capturé par le récit, souriait malgré une lueur angoissée dans les yeux. L’état de santé de sa mère le touchait au plus profond de lui et l’empêchait de savourer ce pèlerinage.

Amina, quant à elle, raconta à son petit combien elle était éprise de son père et combien elle fut heureuse de l’épouser. Lorsqu’il la trouva en pleurs quelques instants plus tard auprès de la tombe; il avait entoué son cou de ses petits bras et posant sa tête sur son épaule, il lui dit qu’il ne mourrait jamais et qu’il ne la laisserait jamais seule. Amina lui avait souri à travers ses larmes. Cette bouffée d’amour réchauffa son intérieur glacé. Elle ne savait qui du bonheur indicible que lui procurait la présence de son enfant, de la sacralité du lieu ou bien de cette maudite maladie qu’elle traînait depuis des années attaquait son cœur et la faisait vaciller.

Mohammad l’observait souvent avec des yeux qui semblaient comprendre ses silences et ses craintes secrètes. Chaque jour, elle découvrait chez lui une finesse de plus ; chaque jour, il s’attachait à elle plus encore. Halima n’était plus qu’une tendresse enfouie en lui et l’odeur d’un cœur de lait. Amina était son monde présent, son ciel et sa terre.

Comme tous les petits enfants de six ans, il était heureux d’accompagner sa mère là où elle allait, de traîner dans son sillage, de vivre à son ombre . Le meilleur pain était celui qu’elle lui faisait; le meilleur beurre était celui que ses mains ornées de bagues en argent et de henné tirait de l’outre. Le meilleur parfum était celui de ses douces et interminables nattes noires imbibées de musc. La meilleure brise était son souffle sur son visage alors qu’elle le berçait. Le meilleur refuge était sa poitrine ornée de grosses boules d’ambres qui cliquetaient et lui pinçaient le nez. Mohammad était aux petits soins pour elle lorsque la maladie revenait en force. Lui et Baraka se relayaient pour la servir et la veiller.

Amina respirait de plus en plus difficilement et réclamait son fils avec insistance. Hala intima l’ordre à Baraka, qui hésitait, à aller le chercher. L’agonie était avérée et leur compagne ne passerait certainement pas la nuit. La jeune négresse, le visage grimaçant de chagrin, réprimait son envie de hurler en se frappant la poitrine de sa paume calleuse.

Amina était une morte vivante depuis six ans déjà ! Elle s’éteignait petit à petit, comme une bougie qui se consumait. La mort d’Abdoullah et le départ de Mohammad en nourrice avaient fêlé à jamais son cœur. Le retour de son petit avait certes rallumé la flamme pour un court moment mais la nostalgie de son bienaimé l'avait reprise et l’angoisse pour l’avenir de son enfant rongeait à sang son âme.

Abdoullah lui manquait beaucoup et Mohammad lui ressemblait tant ! Sa présence devant cette tombe qu’elle avait visitée par deux fois auparavant avait remué en elle une douleur ineffable. Les questions de l’enfant et sa tendresse qu’elle pensait ne pas mériter l’achevèrent. Lorsqu’ils avaient repris la route du retour, Amina avait déjà un regard absent et le teint cireux de ceux que la mort appelle de son étreinte.

Arrivés à Aboua, Amina les supplia de s’arrêter. Les balancements du hawdaj lui soulevaient l’estomac et tous ses membres lui faisaient mal. Mohammad, assis près d’elle, lui avait tenu la main durant tout le voyage. Elle était déjà ailleurs mais elle faisait un effort surhumain pour ne pas l’effrayer. Le petit qui n’était pas dupe, la fixait de ce regard qui disait tout ce que pouvait porter un cœur d’enfant écorché par les épines de l’existence. Elle avait essayé de le rassurer mais sa langue était trop lourde et nul son n’en sortait. Des larmes silencieuses coulaient sur les joues de l’enfant. D’autres larmes leur avaient répondu sur les joues de la moribonde qui ne trouvait ni les mots ni la force de les dire.

Lorsque Baraka s’approcha d’Abdoulmoutalib et de Mohammad, le grand-père parlait à celui-ci de la sagesse des dieux et de l’injustice que les humains pouvaient ressentir certains jours devant la cruauté de leurs décisions. Il le préparait au départ d'Amina. La jeune esclave tremblait de tous ses membres, émue comme elle ne le fut jamais. Le clair de lune dans lequel se découpaient les silhouettes du vieil homme et celle de l’enfant lui donna l’impression de faire un rêve dont elle souhaitait se réveiller.

Quelques instants plus tard, Mohammad s’agenouilla devant celle qui allait le laisser encore une fois. Il penchait son visage auquel le vacillement des flammes du feu de bois que Hala avait allumé donnait une touche irréelle. Il la regardait et de ses yeux hagards, une lave de larmes coulant en silence de ses grands yeux noirs. Il ne savait pas trop ce qu’était la mort mais il la vivait en ce moment dans sa chair et il savait la séparation imminente. Il s’agrippait à la main de sa mère comme pour la retenir mais Amina rendait ses derniers souffles.

Baraka mêla ses sanglots à ceux du petit et Hala qui faisait bonne figure se laissa aller à une longue et lugubre complainte qui fendit le silence du désert et s’éleva jusqu’au ciel étoilé.

Amina dans un effort ultime leva sa main glacée vers le visage de son enfant puis ouvrit les yeux que le voile de la mort couvrait déjà. Elle recueillit précieusement les larmes de son petit et s’en imbiba les lèvres. Elle sourit, comblée d’emporter comme dernière relique de ce monde, celle du visage de son enfant chéri et d’avoir pour dernier breuvage, ses larmes qu'elle savait sacrées.

Mohammad, brisé de chagrin, enfouit sa tête dans le cou de celle qui n’était plus et sanglota : "oummi, oummi" dans un ton qui embrasa les cris des femmes.

Abdoulmoutalib, gonflant sa poitrine et retenant ses larmes, intervint, s’approchant pour l’arracher doucement à cette étreinte de la mort.

Sous le regard froid des astres, il fit ce qu’il n’osa jamais faire avec Abdoullah bien qu’il en ait eu souvent une envie irrépressible. Il prit l’enfant dans ses grands bras robustes et le serra très fort comme une mère serrerait son petit puis le couvrit de baisers. Il chuchota à son oreille, d’une voix brisée et rocailleuse : "Ne pleure pas petit ! Je suis là ! Je suis là ! Ne pleure pas mon bienaimé ! Je te protégerai jusqu’à mon dernier souffle!".

Puis, comme terrassé par l’intensité du moment, le vieil homme se recroquevilla sur lui-même, se mêla au sable et étouffa ses sanglots entre ses genoux, laissant, Mohammad debout, seul devant les étoiles figées, l’infinité de l’horizon sombre et aride et la brûlure de l’absence.

 

 

                 Chapitre VII :                Bahira, le vieux moine chrétien

Nadia Yassine - 20/02/2010

La fournaise consumait le désert dans un souffle sauvage. Le ciel était de ce gris métallique dont seule une chaleur accablante avait le secret pour le teindre .

Bahira, réfugié à l’ombre d’un figuier, dos au mur brûlant, l’âme embrasée, questionnait ses mains noueuses en égrenant son chapelet en noyaux de dattes. Sa peau aussi écaillée que celle d’un vieux lézard repu de soleil avait acquis un air plus minéral qu’humain. Serait-ce parce qu’il aurait tant désiré être un rocher, bravant le temps et son implacable érosion? Juste le temps de prolonger sa vie un peu afin d’assister à l’avènement du souffle ultime de la miséricorde divine.

Il voulait emmener avec lui dans l’autre monde une part de cette lumière tant attendue. Dieu lui accordera-t-il encore quelque temps pour atteindre cette ultime osmose des âmes ? Christ s’en était allé pour que vienne après lui le Paraclet. Celui qui scellera l’ère de la prophétie et accomplira la lumière confiée à l’âme d’Abraham, Isaac, Ismaël, Jacob, Joseph, Moïse et d’autres miroirs du Saint Esprit. De nouveaux temps commenceront alors pour l’Humanité. Alors viendrait la fin des temps humains et le retour au monde de la paix et de la rédemption. Le retour de l’Homme à sa patrie d’origine !!! Dieu !

Le soupir de Bahira se confondit à celui du sirocco. Aussi accablé par l’âge que ce désert l’était par l’air étouffant, il sentait son heure proche. Le vent torride taquinait quelques flots de sable qui en devenaient fous et se mettaient à tourbillonner sur un rythme endiablé pour aller s’étaler plus loin, comme pour fuir son souffle infernal. Un scorpion se risquait ici et là à traverser en éclair quelques petites distances pour replonger hâtivement sous une pierre plus loin, relais salvateur. Des fourmis, imperturbables, longeaient le mur, portant de maigres graines.

Le regard du vieux chrétien, vif sous des sourcils broussailleux, suivait cette vie, insoupçonnable dans cet enfer terrestre. Les dunes vacillaient, entamant une danse lancinante, enlaçant des vapeurs mystérieuses, dernières moiteurs du sable qui se rendait à la puissance de l’astre souverain.

Bahira guettait en vain l’annonce d’une clémente ondée. L’haleine aride du désert était la seule réponse à sa requête. Des gouttes de sueur naissaient aux racines de sa tignasse blanche, coulaient sur son front haut et roulaient doucement sur ses joues au rythme de son chapelet. Il invoquait le Seigneur et le suppliait d’envoyer enfin le Souffle ultime annoncé par Jésus. Christ avait dit à ses disciples qu’il devait partir pour le laisser venir. Sept cent ans étaient passés et le Saint Esprit n’était pas encore là !

Le vieux moine soupira et se laissa aller à la léthargie du lieu et du temps, rêvant au miracle de pouvoir rencontrer le dernier des messagers, annoncé par ses feuillets tout fripés à force d’avoir été consultés. Recroquevillé comme une feuille morte, il se laissait aller à la volonté de Dieu en attendant que Mariya vienne rafraîchir les pieds de l’olivier qui lui prêtait son ombre.

Mariya, quadragénaire et fervente chrétienne comme lui, dirigeait ce lieu de retraite où elle recevait aussi les voyageurs égarés; par amour pour Dieu et pour Jésus. Inquiète par l’immobilité de son vieil oncle, elle vint vers lui pour le supplier encore une fois de rompre son jeûne. Il lui expliqua encore une fois qu’il n’arrêterait de jeûner les journées que lorsqu’il irait rejoindre le Messie fils de Marie ou lorsqu'il rencontrerait le "Paraclet". Mariya sourit de cette obstination inflexible de son vieil oncle.

À ce moment précis, une brise des plus fraîches, souffle insolite dans la fournaise ambiante, souleva la frange de Mariya, fit tanguer son long serre-tête et s’évanouit après avoir fait frissonner la longue barbe de Bahira. La jeune-femme et son oncle, intrigués et comme traversés par une onde magique se regardèrent puis tournèrent dans un même mouvement leur tête vers l’horizon incandescent.

Des silhouettes s’agitaient au loin, mirages aux contours incertains. Bahira, plissant ses yeux sous la forêt de ses sourcils, scruta de son regard encore perçant la ligne où la terre rejoignait le ciel, Après quelques minutes, il balbutia :

-"Mariya, Mariya, vois-tu ce que je vois ?"

Sa nièce, toute remuée, lui répondit : 
- "mon oncle ! Mon Dieu ! Le nuage bouge à leur rythme ! Dieu d’Abraham et de Jésus" un nuage! un seul !"

Bahira se leva d’un bond, oubliant ses peines et ses trop nombreuses années ! L’espoir lui avait donné une force que son corps croyait avoir perdu à jamais. Il voulut se précipiter vers la caravane malgré ses jambes arquées sous les poids des ans et son dos voûté par la forge du temps. Mariya , craignant pour lui trop de chaleur, le retint d’une main ferme, en le suppliant .

Il posa alors sa tête de vieux lion sur son bâton et resta debout, debout , attendant les arrivants dans un silence religieux . Son cœur dansait dans sa poitrine alors que ses yeux ne quittaient pas le mystérieux nuage qui glissait, comme retenu par un fil invisible à l’un des dromadaires. Lui, qui fuyait la compagnie des voyageurs et laissaient ceux qui l’entouraient s’occuper d’eux et les nourrir, attendait avec impatience ceux-ci.

Après une éternité, ils arrivèrent enfin à proximité du monastère dans un nuage de poussière et d’animation. Les senteurs que dégageaient les fioles des marchands se mêlaient à l’odeur animale et à celle de la sueur des hommes, violant les narines asséchées de mariya qui se couvrit le nez d'un pan de sa coiffe .

Bahira, lui, humait à plein poumon une odeur de sainteté et de miséricorde. Il en imbibait son âme en extase tandis que ses yeux de lynx cherchaient désespérément parmi les dizaines de visages, un signe révélateur, une lumière particulière, une ressemblance avec celui qu'il attendait et qu’il sentait très proche.C’est alors que son cœur se figea et que le monde se soustraya à ses sens. Il ne vit plus que lui !

Un enfant d’une douzaine d’années avançait dans la mêlée. La poussière n’altérait que très peu la luisance de ses boucles noires de geai. Des gouttes de sueur perlaient sur son front d’albâtre. Ses sourcils en arc d’ébène couronnaient des yeux noirs au regard déjà très réfléchi. Ses cils interminables ainsi que la rondeur à peine estompée de ses joues enflammées par la chaleur trahissaient pourtant une enfance pas encore révolue Sa tunique couleur écrue était trempée. Elle moulait son petit torse et couvrait son corps jusqu’au mollet. Quelque chose d’ineffable irradiait de tout son être et allait droit au cœur de Bahira.

Un homme auquel l’enfant ressemblait beaucoup posait une main protectrice sur son épaule qui promettait robustesse et prestance. Bahira, bravant son vœu de ne jamais fréquenter le genre humain, surtout d’aussi près, se fraya un chemin parmi la foule affairée à monter des tentes et à s’aménager un repos bien mérité. Il salua l’homme à l’allure majestueuse :

- "Homme noble, je voudrais t’inviter dans la tour où je vis en retrait. Je dois te parler ! Amène le petit avec toi. C’est très important !"

Aboutalib fut saisi par l’apparition de cet homme d’un autre monde. Ses paroles l’intriguèrent plus encore ! Il était lui-même passé à plusieurs reprises dans ce point d'eau où Bahira et quelques disciples vivaient et qui servait parfois de relais aux voyageurs. Personne n’avait rencontré le vieux sage . On pouvait seulement apercevoir sa silhouette au petit matin à travers les ouvertures de sa tour ou au détour de quelques palmiers lointains lorsqu'il allait méditer loin des bruits et de la foule.

Aboutalib et l'enfant le suivirent. Lorsqu’ils se retrouvèrent dans l’antre du moine, Aboutalib remarquant le regard enfiévré dont Bahira couvrait son neveu le tira à lui , un peu derrière son dos. Le vieil homme, pris par une frénésie qui inquiéta l'oncle, se mit à tourner sur lui-même, comme entraîné par une force invisible, puis vint s’agenouiller, le visage à hauteur de celui de l’enfant.

Aboutalib en ressentit un malaise. Il ne savait pas comment réagir. Certes , le moine était trop vieux et trop faible pour oser quelque geste violent en sa présence mais le guerrier qui sommeillait en chaque homme du désert de ce temps restait sur ses gardes. De plus, Abdoulmoutalib, son noble père,le jour de sa mort , il y a quelques lunes, l’avait solennellement chargé de prendre Mohammad sous sa protection . Aboutalib le lui avait promis .

Fatéma bint Assad, son épouse, serait une excellente mère pour l’enfant l'avait-il rassuré . Elle aimait Mohammad comme ses propres fils, peut-être même plus ! Baraka, qu'Amina laissa en héritage au petit, serait d’une aide précieuse pour elle , le temps qu’il revienne pour lui apprendre à chasser et à manier l’épée.

Lorsqu’il fit cette promesse, il s’apprêtait à aller commercer au Cham. L’enfant serait en de bonnes mains, le temps de son long voyage mais Mohammad ne l’entendit pas de cette oreille! Le jour du départ , il supplia son oncle de l’emmener avec lui .Il lui dit qu’il se sentait affligé par la mort de son grand-père alors que la blessure de la mort de sa mère n’était pas encore refermée. Il voulait changer d’air et découvrir d’autres horizons. Il fut si convaincant qu’Aboutalib céda très vite.

Cet enfant tenait en réalité son cœur entre ses mains. Il avait un pouvoir sur son âme que nul être ne réussit jamais à avoir. Fatéma, sa femme, partageait avec lui cet envoûtement sentimental envers Mohammad.

- "O homme; qui est cet enfant ?" lui dit Bahira d'une voix grave et chevrotante, les yeux plongés dans les yeux étonnés du petit. Aboutalib de plus en plus intrigué répliqua :

- "c’est mon fils, noble moine !".

Bahira eut une moue contrariée qui lui donna un air terrifiant :
- "Non, non! maugréa t-il dans sa barbe hirsute! Ce ne peut pas être ton fils !"

Aboutalib de plus en plus interloqué répliqua :

- "Pourquoi dis tu cela ?".

- "Parce qu’il ne peut pas avoir de père vivant." dit Bahira en dévorant des yeux l’enfant qui serrait de plus en fort la main de son oncle et dont le visage blêmissait de peur.

Aboutalib avoua d’un ton gêné:

- "En effet, je ne suis que son oncle, noble moine Bahira! Comment le sais-tu ?"

Bahira se releva péniblement et d’un pas lourd, s’appuyant sur son bâton, alla ouvrir un coffret pour en sortir quelques feuillets jaunis et râpés par le temps. Il s’en revint vers Aboutalib et l’enfant aux yeux pleins de questions silencieuses. De ses mains tremblantes il déroula son trésor dans un geste plein de précaution, la flamme dans l’œil :

- "Vois-tu preux Qoraychite , si tu savais lire la langue d’Abraham et de Jésus, tu y lirais la réponse de toutes tes questions ! dit-il, passionné."

Aboutalib regarda les lettres effacées par endroit. Il ne comprit rien à leur signification. Mohammad, curieux de tout comme tous les gamins de son âge essaya en vain, lui aussi, de déchiffrer ces traces d’un autre temps.

Bahira replia ses feuillets, les remit dans leur coffret et revint vers Mohammad :

- "Attends, Attends dit-il ! Viens là mon garçon."

Mohammad interrogea du regard son oncle qui, d'un geste discret, le mit en confiance . Il approcha, un brin d’inquiétude dans le regard. Bahira sembla émerveillé par la proximité de cet enfant plein de lumière et de grâce. Il plissait ses yeux enfouis sous les broussailles de ses sourcils tandis que ses doigts osseux et longs se tendaient, tremblants, vers l’espérance tant attendue.

Il frôla, dans un geste hésitant, les boucles soyeuses de Mohammad puis posa ses mains tremblantes sur ses épaules et le fit pivoter doucement. Il saisit le col de sa tunique et le tira vers le bas. Aboutalib qui commençait à se demander si le vieil homme avait toute sa tête le vit pâlir comme si la mort l’avait surpris lorsqu’il aperçut la tâche de naissance très particulière qui marquait le dos de Mohammad. Aboutalib la voyait aussi pour la première fois.

Bahira gémissait : "Dieu d’Abraham, Dieu de Moïse et de Jésus, Il est là! Le sceau des prophètes est enfin parmi nous!"

Dans un geste de vénération, il prit la main de l’enfant et y posa ses lèvres longuement . Mohammad essaya de la retirer en chercha du regard le secours de son oncle. Aboutalib attira à lui son neveu laissant Bahira figé, un moment, dans son étrange baiser.

Le vieux moine, se reprit et lui dit alors :

- "Ne crains rien de moi, ô noble chevalier ! Ce n’est pas moi qu’il faut craindre mais bien les fils d’Israël qui ne veulent pas de Prophète après Moïse. Ils ont essayé de tuer Jésus; leur frère, prends garde! Protège le et ne parle pas de sa vérité !!!"

Aboutalib n’eut plus de doute. Bahira était un peu fou ! Il lui devait cependant le respect du à son âge et à son statut d’hôte. Il le remercia chaudement pour son hospitalité et s’apprêta à prendre congé de lui. Le vieillard le retint par le bras et désignant l'enfant dit :

- "Homme comment s’appelle le Paraclet ?"

Aboutalib hocha la tête dans un geste de compassion pour Bahira et haussant les épaules :
- "Il s’appelle Mohammad ! Il n'a pas d'autre appellation ! nous sommes des arabes et ne connaissons pas ce nom à la résonance étrange ! "

Bahira poussa une sorte de râle qui ajouta à la frayeur de l’enfant puis il se baissa et prit une poignée de sable dont la tour était envahie et murmura comme on prie !

- : " Mohammad Mohammad, c'est ce que veut dire Paraclet . Ahhhhh ! Je mourrai serein, Mohammad, je t’ai vu, je t"ai parlé, je t’ai touché. Et ça ! C’est la poussière sur laquelle tu as marché! Ce sera la première poignée de terre qu'on jettera dans ma tombe. Que Dieu et Ses anges et le Christ prient sur ton âme. Paraclet".
Il s'agenouilla de nouveau face à l’enfant et balbutia en déposant ses lèvres gercées sur la bouche vermeil du petit : "Ne m’oublie pas! Ne m’oublie pas! Je crois en toi!"

Aboutalib entraîna d'un geste décidé son neveu loin de la folie douce de Bahira qui, les mains jointes, le visage défait inondé de larmes , parlait au ciel...

 

 

  Chapitre VIII :                                                     Le Pacte de la Vertu

Nadia Yassine - 27/02/2010

Fatéma bint Assad observait Mohammad, un sentiment mêlé de fierté et de joie dans le cœur. Il n’était plus cet enfant au regard d’orphelin mais un jeune-homme d’une rare perfection. Cela faisait déjà douze années qu’elle le couvait de ce regard plein de tendresse maternelle. Elle avait appris à l’aimer chaque jour davantage et il le lui rendait si bien !

Depuis qu’Aboutalib, son époux, le lui ramena, le cœur brisé, une tristesse infinie l’habitant, elle déploya des trésors d’énergie afin qu’il se sente rassuré et choyé. Baraka était pour elle d’une aide précieuse bien qu’elle en fut parfois jalouse pour la savoir autant proche qu’elle du petit. Elle s’était relayée avec cette esclave au cœur aussi lumineux que sa peau était sombre, pour prodiguer à Mohammad l’amour le plus pur et le plus sincère qui soit au monde : celui d’une mère.

Mohammad ne se laissa pourtant pas aller à la douceur de cette profusion d'amour maternelle. Très fier et sachant son oncle endetté, il emmenait paître les troupeaux des riches familles qoraychites contre un modeste salaire et prenait souvent la relève de son parent dans les voyages commerciaux trop fatigants. Au retour de ses périples, il avait toujours pour Fatima ainsi que pour Baraka des petits présents qui les émouvaient beaucoup. Fatima priait alors les dieux de le protéger et surtout de lui donner un fils de ses propres entrailles qui soit aussi beau, aussi bon et aussi soigné de sa personne que Mohammad. Elle savait déjà comment elle l’appellerait : Ali…

Mohammad, quelque peu agité, la tira de sa réflexion. Il ne retrouvait plus son arc et ses flèches. Fatéma héla Baraka qui accourut, haletante et déjà fatiguée. Aboutalib qui se préparait pour une rencontre exceptionnelle voulait ses meilleurs atours et ne cessait de faire courir toute la maisonnée pour cela. Même Mohammad, d’habitude si calme et posé, était gagné par cette grande frénésie.

Al Baydae, la sœur jumelle de son défunt père Abdoullah, avait passé la nuit avec eux. La pauvre tante était restée profondément affectée par la mort de son frère puis de son père. On disait qu’elle n’avait plus toute sa tête, même si en apparence elle semblait tout à fait normale. Assise dans un coin du grand patio couvert de branches de palmier, l’œil humide, elle marmonnait les vers qu’elle-même et ses autres sœurs avaient créés à la mort de ce dernier.
‘’ J’étais sous l’arbre le plus ombrageux et tu m’as laissée à la merci des gueux…’’
‘’ dans les ténèbres sans toi , je suis comme un soleil éteint ou un hiver sans pluie…’’

Aboutalib, essayant de tirer sa pauvre sœur de sa tristesse, la bouscula d’un geste enfantin, lui demandant la raison de ces litanies alors que l’évènement qui se préparait était des plus heureux. Al Baydae lui répliqua que ses chers disparus auraient tant aimé assister à ce que les tribus arabes se préparaient à faire puis , d’une voix grave, continua de se lamenter tandis que Baraka et Fatéma échangèrent un regard complice.

Al Baydae les exaspérait par sa manie d’être triste sans fin et de réciter des vers à tout bout de champ. C’était aussi une façon de fuir la réalité que de s’enfermer dans ces sentiments tragiques pensait Fatéma qui lui conseillait souvent d’être plus conviviale lorsque son mari Kourayz était présent. Elle le fit encore une fois, ce matin en lui rappelant que son fils Hakim se plaignait aussi de ce comportement et que sa famille avait des droits sur elle. Une femme a l’obligation de dépasser ses frustrations, ses chagrins et son vague à l’âme lorsqu’elle est épouse et mère de famille ! Un deuil ne traîne pas durant des décennies ! Il ne faut pas se prendre pour Khansae !

Fatéma prodiguait ces précieux conseils à sa belle-sœur tout en essuyant l’arc retrouvé de Mohammad tandis que Baraka tendait à celui-ci un peigne en corne de chèvre. Elle se délecta, comme à chaque fois, de le voir ordonner sa belle chevelure aux reflets bleutés. Elle le regardait religieusement, un sourire enchanté aux lèvres. Mohammad poli et très attentif aux démonstrations affectives de ses mères adoptives le lui rendit.

Un ciel s’ouvrit dans son âme. Cette âme qui avait grandi à l’ombre de cet enfant. Ses petites dents de lait dont la poussée lui avait fait passer des nuits blanches étaient à présent d’un parfait alignement. Leur éclat ferait pâlir de jalousie les plus belles perles d'Orient se disait la nourrice. Un petit espace entre celles du devant faisait du sourire de son fils de lait le plus beau de toute l’Arabie. Elle aurait donné ses yeux pour lui, son cœur, son fils Aymane, tout ce qu’elle possédait pour ce sourire plein de reconnaissance.

Al Baydae , faisant fi des remarques de sa belle-sœur élevait de plus bel la voix dans une complainte qui laisserait croire qu’Abdoulmoutalib venait d’être enterré. Les femmes qoraychites étaient aussi habiles à la poésie qu’elles ne l’étaient au fuseau et à la confection de la laine. Baraka qui n’avait pas de place pour une telle discipline dans sa vie d’esclave même affranchie courait dans tous les sens. Aymane qu’elle portait sur son dos à l’aide d’un linge rapiécé fit des siennes et ses cris firent à la voix d’Al Baydae un bruit de fond assourdissant.

Aboutalib et Mohammad furent enfin prêts. Ils se pavanèrent devant les femmes, attendant les dernières remarques sur leurs habits et leurs parures. Un tout jeune esclave nubien, la peau mordorée, le crane rasé, vint leur annoncer que les chevaux étaient sellés et bridés.

Fatéma cachant difficilement son émotion jaugea ses deux hommes. Elle ordonna à Baraka de diffuser de l’encens à l’attention des dieux pour qu’il les protège du mauvais œil et du mauvais sort. 
Le jeune-homme et son oncle rivalisaient de splendeur dans leurs habits tout blancs et leur posture fière et digne ! Elle eut même une petite pointe de jalousie sachant qu’Aboutalib allait traverser ainsi Makka. Les femmes de la cité rêvaient toutes d'être unies à des Hachémites. Les enfants d’Abdoulmoutalib étaient tous d'une beauté légendaire en plus d'être nobles et vertueux. Baraka connaissant trop bien Fatéma la rassura en lui chuchotant malicieusement à l'oreille qu'Aboutalib ne l'échangerait pas même contre la reine Balkis. Il ne fallut pas plus que cela pour soulager Fatéma qui retrouva son sourire naturel et son visage serein. Seule une lueur brilla encore dans ses yeux qui couvaient ses protégés.

Toute la famille accompagna les deux hommes à la porte. Même Al Baydae s’arracha à sa nostalgie lyrique pour les saluer avant leur départ. Elle les suivit tout en mâchouillant ses incantations. Un flot de chèvres et de moutons allant au pâturage les submergea, se faufilant entre leurs jambes et bêlant à qui mieux-mieux. Tous rentrèrent alors hormis Baraka qui resta à contempler Mohammad partir sur son cheval, le cœur battant au rythme de ses pas. 
Les artères de Makka étaient inhabituellement animées. Lorsqu’Aboutalib et Mohammad arrivèrent en grande pompe dans l’enceinte de la grande maison d'Abdoullah ibn Joud'ane, il y avait déjà foule. L’année précédente, Zubayr ibn Abdulmutalib suggéra aux tribus pèlerines de se réunir pour trouver des solutions à l’iniquité régnante et Abdoullah avait proposé sa grande maison pour ce faire.

Les figures de proue de différentes tribus étaient présentes aujourd’hui au lieu et à la date prévus. Toute l’année, les poètes avaient devancé l’évènement et chanté les louanges d’une telle initiative. Les Qoraychites avaient ajouté à leur longue liste d’attributs d’honneur, celui de ce pacte : le pacte de la vertu (hilf al foudoul).
Abdoullah ibn Joud’ane accueillait ses invités chaleureusement. Il vint vers Aboutalib et Mohammad et leur souhaita la bienvenue d’un air avenant : 
- "Bienvenue fils d’Abdoullah. Par tous les dieux de la cité, c’est un honneur de t’avoir parmi nous aujourd’hui, mon enfant, dit-il au jeune-homme, toi que l’on surnomme al Amine (celui en qui on a confiance). Laisse donc Aboutalib auprès des aînés et va t’asseoir auprès de tes pairs".
Mohammad lui sourit timidement :
- "Merci oncle. Je le ferai !" dit-il respectueusement en inclinant sa tête qu’ornait un beau turban vert retenant des boucles noires et étonnamment luisantes.
L’hôte tapota l’épaule du jeune-homme et s’en alla accueillir d’autres arrivants, la démarche majestueuse, la tête haute comme il sied à un grand seigneur.

Mohammad s’approcha d’un groupe de jeunes qui discutaient en attendant l’ouverture des palabres. Un parmi eux se leva d’un bond pour venir vers lui. Mohammad fut très heureux de le voir. Il n’aimait pas les lieux où il y avait trop de gens et préférait le désert où il passait de longues heures à regarder son troupeau paître paisiblement. Abou bakr ibn Kouhafa, son ami depuis l’enfance, lui donna une accolade et lui fit place auprès de lui, aussi heureux que lui de le voir. La complicité évidente entre les deux jeunes-hommes suscita l’intérêt de leurs congénères présents.

Les sachant l’un et l’autre d’une grande pudeur, ils se mirent à les taquiner. Les uns racontèrent leurs aventures avec les filles au drapeau rouge; d’autres récitèrent des poésies impudiques; d’autres encore évoquèrent de façon irrespectueuse les femmes de certains voisins. Mohammad et Abou bakr feignaient de ne rien entendre et discutaient de leurs derniers voyages pour le commerce, un œil sur le cercle des aînés, assis en cercle pas très loin d’eux.

Zubayr se leva au milieu des maîtres de Makka. Comme tous les fils d'Abdoulmoutalib, il avait une stature imposante, un visage des plus harmonieux et un regard de braise. Sa tenue rayée était du plus bel effet. Il agitait ses mains longues et racées. Sa voix portante accapara l'attention de tous. Un silence général eut tôt fait de régner. Tous les yeux s'accrochèrent à l'homme. Les jeunes se rapprochèrent et s’assirent en retrait, pleins d’attention et de respect. Mohammad était tout ouïe :
"O nobles fils d’Arabie ! Nous voilà, aujourd’hui réunis dans la maison de notre hôte Abdoullah, puisse les dieux lui accorder santé et progéniture. Nous devons établir un code d’honneur et de chevalerie pour que nos femmes et nos enfants puissent vivre en paix et surtout dans la dignité.
Quel honneur nous reste-t-il, continua-t-il, si le plus faible est écrasé par le plus fort alors que nos épées sont dans leurs fourreaux. Ni les Dieux, ni les humains, ni les djinns n’accepteraient un monde où tant d’injustice sévit!!!
Nous ferions mieux de nous raser les barbes et de devenir glabres comme des femmes, nous ferions mieux de raccourcir nos toges comme les esclaves si nous ne sommes pas capables de faire régner l’ordre, la paix et la justice sur nos terres. Le plus faible attend de nous qu’on le défende, au nom de nos nobles et fières racines qui remontent jusqu’à Abraham. Les chameaux seraient plus nobles que nous si nous laissons l’iniquité se répandre comme elle le fait et si nous laissons les faibles être écrasés par les forts et les arrogants…"

Mohammad retenait son souffle, suivant avec grande attention le discours de son oncle. D’autres orateurs se levèrent et d'autres encore et encore et il ne se lassait pas de les écouter. Des heures s'écoulèrent sans qu'il ne ressentît aucun ennui. Il se dit que, pour la première fois, il ne regrettait pas sa solitude et son troupeau. Il apprenait beaucoup, aujourd'hui, au sein de cette assemblée d'hommes à la belle allure, aux nobles cœurs.

Le jeune-homme apprécia son peuple plus que jamais auparavant. Il se sentit fier d’avoir le même sang que ces chevaliers, prêts à secourir les faibles, à rendre justice dans une aire des plus injustes 
Quelque chose d’ineffable l’envahit. Il dévisagea un à un ces hommes aux traits durcis par le climat très rude, comme pour deviner les joyaux qui habitaient leur poitrines. Pour la première fois, il eut la certitude que derrière ces corps de guerriers se cachaient des âmes pures ; derrière leurs masques placides, se cachaient des cœurs humains et sensibles. Un frémissement le secoua tout entier et une vague de sentiments déferla en lui jusqu’à couvrir son visage d’un voile de bonheur.

Abou bakr , sentant l’émotion de son ami de toujours, posa une main chaude et rassurante sur son épaule. Ils se regardèrent d’un air entendu; celui qui disait leur chance d’assister à un évènement des plus grandioses...

 

 

 

Chapitre IX :                                 Un cœur d'humain

Nadia Yassine - 05/03/2010


Fakhita existe et le sentiment qu'avait le Prophète (sws) pour elle, aussi. Ghita existe. L'évènement existe. Je n'ai rien inventé sauf peut-être la façon de le raconter. L'histoire est bien sûr romancée pour que nos cœurs s'attachent à l'homme autant qu'au messager. (nadia yassine)

Les dunes semblaient comme de grands lézards difformes se prélassant au soleil. Des chèvres arrachaient gloutonnement les quelques touffes d’herbes disséminées ici et là. Envahissant les rares arbres, elles en prenaient possession jusqu’à la dernière épine. Les moutons, chétifs et moins courageux se contentaient du reste, courant de ci de là, bêlant de dépit, à la recherche d’une verdeur, d’une brindille, d’une plante sauvage.

Mohammad, le sourire attendri, regardait sautiller les petits cabris que la lourdeur de la vie n’avait pas encore atteints. Il ne pouvait pas en dire de même de son cœur que mille blessures avaient déjà marqué et de son esprit que mille questionnements taraudaient jour et nuit.

Les yeux rivés sur l’horizon azur où allait s’épancher une mer de sable blond, il leva la main à hauteur de son front, plissant les paupières et se servant de ses cils très noirs et très fournis comme écran à la luminosité insoutenable de l’astre flamboyant. Il y renonça très vite, baissa la tête et appuya les deux paumes sur ses yeux endoloris de trop de clarté. Des étoiles furtives dansèrent sous ses paupières écrasées.

Lorsqu’il regarda de nouveau devant lui, quelques secondes furent nécessaires pour sortir du monde scintillant que l’éblouissement avait provoqué. L’immensité du désert et la clarté du jour se manifestèrent de nouveau à ses sens. Son esprit prit son envol encore une fois :

Qui avait créé cette possibilité de voir et de ne pas voir ?

Qui avait créé cette chaleur ?

Et ces rayons de soleil, flammes invisibles qui commençaient par vous réchauffer et qui finissaient par vous lacérer de leurs dents de feu.

Ce serait ces affreuses idoles qui auraient créé tant de sensualité et de beauté! Ces dieux aux yeux révulsés et ces déesses laides comme des guenons; qui en terre, qui en marbre, qui en ambre, auraient créé les hauts palmiers à la chevelure ondoyante !

Ils auraient créé l’astre de feu que l’aurore vient annoncer tel l’émissaire flamboyant d’un roi à la magnificence aveuglante. Ces ridicules corps de pierre mal taillés et si vilains !

Ce serait leurs mains figées qui auraient fait ce mélange subtil de majesté et d’intimité que le soleil couchant offre aux yeux des poètes enivrés de beauté.

Ce serait cette affreuse Ouzza ou cette Manate mal proportionnée et hommasse qui auraient créé la splendeur des femmes !

Ce serait Latte, la déesse hommasse, hirsute et grimaçante, à la bouche édentée qui aurait inventé le sourire des enfants !

Ce serait ces monstres immobiles, aux regards de morts, qui auraient créé les yeux des femmes koraychites et ceux de Fakhita bint Aboutalib ?

Fakhita! Surtout elle ne pouvait être que l’œuvre d’une divinité mystérieuse qui savait sortir de la glaise une infinie harmonie !

Ce matin encore, lorsqu’elle lui tendit son baluchon, il avait rougi devant tant de féminité et de grâce. Il n’avait jamais vu autant de finesse pour une seule femme ! Son parfum de rose avait envahi son univers. Le sable sentait l'essence de rose ! L'air d'Arabie sentait l'essence de rose ! Le sens de la vie avait pris une odeur de rose.

Non! Ce qui avait mis dans sa poitrine un cœur qui battait un temps, palpitait un autre, dansait de joie, s’effritait de compassion, s’enflammait de passion ne pouvait ressembler à quelque idole érigée dans le ventre de Makka que ce soit!

Comme autant de preuves de l’existence d’une divinité ineffable, il passa de longues heures à ressasser les moments magiques où il vit pour la première fois sa petite cousine.

Les filles en fleur ne manquaient pas, qu’un battement de cils, une rougeur virginale, un pas mal assuré trahissaient sur son passage! Fakhita dégageait quelque chose d’indéfinissable qui émouvait son cœur. Comme un soleil levant ! Comme une senteur qui guérit de tout ! comme l’appel d’une dimension mystérieuse ! Comme une brise qui survient dans la fournaise du désert ! Comme l’ombre d’un palmier !

Oui, comme l’étoile du Nord éclipsait ses semblables, Fakhita avait ce don d’éclipser tout en sa présence.

Les bêlements des moutons et les cabrioles des biquettes aussi légères qu’en début d’après-midi le rendirent à la réalité du lieu.
Une chèvre toute blanche s’approcha de lui, nullement intimidée. C’était ''Ghita'' ! Il l’avait baptisée ainsi lorsque son oncle lui en fit don alors qu’elle venait de voir le jour. Ghita ne le quitta plus depuis. Amie silencieuse et confidente sans reproches, elle lui tenait compagnie , semblant détecter ce respect que son maître avait pour toute chose.

Il comprit à son attitude que sa vieille amie venait quémander sa friandise quotidienne et prit dans son baluchon une datte qu’il partagea avec elle puis se leva pour emprunter le chemin du retour au milieu du troupeau repu. Le soleil déclinait doucement alors qu’une douce brise offrait à ses oreilles les sons lointains de tambourins et d’éclats de rire. Une tribu nomade s'était installée non loin de là.

Mohammad se sentit soudain très seul dans l’aurore frissonnante. Son malaise augmenta lorsque se retournant , il vit La gueule grande ouverte de la nuit grignoter doucement le désert derrière son dos. Le soleil ensanglanté assistait timidement à son sombre festin .

Un grand besoin de présence humaine s'empara de tout son être ! Plus que jamais sa mère lui manquait ! Son grand-père lui manquait! Son père lui manquait ! Curieusement, Fakhita lui manquait aussi autant que ceux qui étaient morts! Il avait mal à son cœur d’être humain écrasé par le destin fait de séparations et de drames .

Un ami lui avait certifié que les nomades nouveaux-venus avaient le goût du festif et qu’ils recevaient la jeunesse koraychite avec plaisir. Il se promit de rentrer le troupeau et de rendre visite à ces nouveaux voisins.
Rentré à la maison, Baraka fut surprise de le voir endosser ses plus beaux vêtements au lieu de se préparer à dormir comme il le faisait après une longue journée dans le désert. Son protégé lui expliqua qu’il voulait savoir comment un mariage bédouin se passait. Baraka lui dit de baisser la voix , chuchotant et roulant des yeux !

Abou talib et Fatéma bint Assad n’auraient certainement pas apprécié de le voir se mêler à cette tribu nomade rustre et encline à la débauche! Elle voulait pourtant que Mohammad, son bienaimé, s’amuse comme le faisait toute la jeunesse de sa classe. Son cœur se fendait lorsqu’elle lisait la tristesse sur son visage plus beau que la lune au quatorzième jour du mois. Ces derniers temps, la mélancolie ne quittait plus son fils de lait chéri.

Baraka l’aida à se rafraîchir en lui versant de l’eau sur les mains. Elle lui tendit un peigne et l’aspergea d’un parfum contenu dans une fiole qu’elle gardait précieusement au fond d’un coffret puis lui dit, l’œil brillant, qu’il était le plus beau des koraychites même avec des cheveux décoiffés et que le meilleur des parfums ne valait pas l’odeur de sa sueur. Mohammad l’embrassa tendrement sur le front avant d'aller à la rencontre de sa nouvelle expérience. 
Baraka luiintima l'ordre de ne pas rentrer trop tard, cherchant déjà une excuse à donner à Aboutalib s’il venait à demander de ses nouvelles.

Mohammad marcha longtemps dans le clair-obscur avant de rencontrer les bribes de chants bédouins portés par un vent léger et pas encore débarrassé de la chaleur du jour.
Des voix lointaines s’entremêlaient dans un chant voluptueux chargé de promesses joyeuses. Le vin avaient réchauffé les esprits déjà grisés par la chaleur naturelle des lieux. Les quelques éclats de voix masculines que les silences du désert colportaient clairement étaient teintés d’un irrespect profond pour la gente féminine. 
Mohammad reconnaissant les paroles de certains poètes à la vulgarité très célèbre, hésita un instant puis s’arrêta et leva dans un geste instinctif la tête vers le ciel. Les étoiles indifférentes et sereines brillaient de mille éclats ! 
Que faisait-il sur ce chemin qui menait à la l'insignifiance alors que le ciel était d'une beauté si grave et si majestueuse ?

Les bras grand ouverts comme pour embrasser cette splendeur sans nom, il s’arrêta. Une langueur jamais ressentie l’envahit alors. Un bruit étrange, comme celui qu’une aile immense ferait dans son battement parvint à son ouïe engourdie ainsi que tous ses sens. Une présence aussi légère que l’air mais aussi lourde que du plomb, sembla l’accabler de tout son poids. Les chants se dissolvèrent dans le mystère du désert que la nuit couvrait de son voile lugubre. Les astres fusèrent dans le néant de l'inconscience jusqu’à frôler la terre, jusqu’à lui caresser le visage.

Lorsque Mohammad ouvrit les yeux ; les mirages de la nuit avaient disparu ! Baraka, le visage défait d’inquiétude était debout à contre-jour d’un soleil matinal encore indécis :

- "Où étais-tu passé, fils d’Amina! lui dit-elle d’un ton courroucé. Tu m’as donné la peur de ma vie! Et te voilà endormi comme un chameau, perdu au milieu de nulle part. Je te l’avais bien dit ! Un koraychite ne se mêle pas à des nomades de basse classe. Même les dieux sont d’accord avec moi. Ils te protègent malgré toi ! Allez debout, Ton oncle et toute sa famille sont fous d'inquiétude pour toi!''

Mohammad, encore tout étourdi par les sensations de la nuit prit la main de Baraka. Elle le tira d'un geste ferme comme elle le faisait lorsqu'il était encore gamin et l'entraîna vers la maison de son oncle. Il la suivit docilement…

 

 

 

Chapitre X :                        Khadija la magnifique 

Nadia Yassine - 12/03/2010


Aboutalib réfléchissait à ce qui pourrait consoler son pauvre neveu dont il avait brisé le cœur en accordant la main de Fakhita à Houbayra ibn Abi Wahb al Makhzoumi! Fatéma bint Assad, son épouse, en était aussi désolée que lui mais que faire ?

Le mariage avait été festif et Fakhita était resplendissante dans son hawdaj orné de soieries jaunes et sa robe brodée or. Les quelques larmes sur ses joues vermeilles lui seyaient comme autant de bijoux exigés par la bienséance. La tradition le veut ainsi. Une fille bien élevée pleure toujours à son mariage se répétait Aboutalib qui ne réussit pas à dormir cette nuit là, partagé entre le bonheur d’avoir marié sa fille et le regret d’avoir peiné Mohammad.

Fatéma se retourna longtemps aussi dans sa couche, soupirant à grand bruit, n’ayant pas plus que lui, réussi à trouver le sommeil. Aboutalib qui l’avait vue essuyer discrètement ses yeux durant toute la cérémonie l’entendit renifler discrètement. Le départ de Fakhita n’en était pas la seule cause. Son épouse dont l’amour pour son fils adoptif était immense avait deux raisons d'avoir le cœur brisé.

La nuit lui parut interminable et le matin trop lent à venir. Une idée avait frayé son chemin dans le noir absolu de la pièce et empêché définitivement son sommeil. Le soleil était à peine sorti des limbes qu’Aboutalib se précipita dans les rues de Makka.

Quel ne fut l’étonnement de Khadija bint Khouaylid, une ancienne voisine de Amina, de le voir à sa porte de si bonne heure ! Elle ne l’en reçut pas moins avec tous les honneurs dus à sa condition. Il l’avait attendu quelques moments dans une salle bien agencée où l’on respirait l’ordre et la richesse. La terre avait été fraîchement mouillée par les esclaves matinaux afin de neutraliser la poussière dont Makka semblait avoir été façonnée. Une odeur d’encens chatouilla agréablement ses narines, le consolant de sa longue nuit morose.

Il n’eut pas le temps de savourer cet instant paisible qu’une ravissante femme au port altier fit son entrée. Sa robe noire finement brodée faisait ressortir son teint d’albâtre, preuve de la pureté de son sang koraychite et de sa condition de femme noble qui ne sort que très peu.

Aboutalib se leva en hommage à cette dame que tous les koraychites respectaient profondément. Il ne savait pas pourquoi, Khadija lui en imposait à chaque fois qu’il la voyait. Chaque pas qu’elle faisait, chaque geste qu’elle esquissait, chaque mot qu’elle prononçait dégageaient une sérénité qui ne laissait personne indifférent. On la surnommait "Attahira" (la pure) pour sa conduite irréprochable et son sérieux qui firent d’elle non seulement une femme digne et intègre mais aussi une commerçante hors paire.

Khadija lui fit signe de prendre place sur un divan qu’un drap de laine à rayures rouges et blanches recouvrait élégamment. Elle s’assit à son tour, le visage illuminé d’un sourire hospitalier. Des yeux intelligents que des sourcils très noirs couronnaient et qu’un khôl bleuté cernait, sondaient le visage d’Aboutalib tandis qu’un geste gracieux de la tête l’invitait à dire sa requête. Aboutalib, impressionné par tant de présence, baissa les yeux en rougissant. Il scruta les mains très joliment décorées au henné de khadija n’osant affronter son regard des plus francs :

- "O Oum Hind (mère de Hind), je suis venue à toi pour une requête que ton éducation et ton grand cœur ne sauraient me refuser".

- "Parle ô noble fils de notre seigneur à tous. Tu ne peux certes demander qu’une chose raisonnable et acceptable, puisse le dieu de la Kaaba te donner plus encore de sagesse et de bonté. Ne vient d’un sage qu’une sage requête !’’

- "Eh bien, noble fille de Khouaylid, c’est pour Mohammad que je viens te voir. Le connais-tu ?"

Khadija eut un large sourire. D’un geste posé, elle rejeta sur son dos sa longue tresse de cheveux lustrés puis entremêla ses doigts aux magnifiques bagues sur ses genoux. Une légère rougeur sublimée par le mélange d’or et de corail de ses boucles d’oreilles, lui monta aux joues.

Aboutalib attendait la réponse en se disant comme à chaque fois qu’il voyait bint Khouaylid que l’âge n’avait pas de prise sur cette femme plus encore que les autres koraychites. Il comprenait aussi, comme à chaque fois, pourquoi elle avait autant de prétendants

- "Mohammad, l’orphelin des béni Hachim. Qui ne le connaît pas ?"

Elle poursuivit d’un air amusé, tentant de mettre à l’aise son hôte qu’elle sentait quelque peu embarrassé :

-"Hier encore, j’étais avec des femmes près de la Kaaba lorsque je l’ai vu passer, noble, serein, plein d’une lumière qui ne saurait échapper à l’œil averti. Ton neveu, Aboutalib, est plus clair qu’une eau de source et plus fier qu’un cheval de race, plus vrai que la parole d’un noble"

Elle se tut un instant, sembla hésiter, puis reprit : "Pourquoi me demandes-tu si je le connais?"

Aboutalib poursuivit dans un air de confidence :

- "Voilà ô Tahira ! Je ne te cacherai rien ! J’ai élevé Mohammad comme mes nombreux enfants. Les dieux me sont témoins que mon cœur est heureux de le voir heureux et qu’il est en pleurs lorsque je le vois triste. Il se trouve qu’il s’est attaché à une de mes filles dont il a demandé la main. Mais Houbayra des béni Makhzoum en avait fait de même. J’ai accordé sa main à Houbayra. Toi qui es si mûre, tu dois certainement comprendre !"

Khadija l’écoutait avec intérêt bien que ne devinant pas encore où voulait en venir son illustre visiteur. Elle profita de son léger silence pour frapper énergiquement de ses mains. Une jeune esclave noire apparut, comme par magie, portant une jatte pleine de figues et un gobelet de petit lait qu’elle déposa respectueusement aux pieds d’Aboutalib. La jeune négresse se retira furtivement comme elle était venue après avoir embrassé un pan de la tenue de l’hôte.

Aboutalib poursuivit son récit tout en honorant l’offrande de la maison :

-"Mohammad a été blessé de me voir accorder la main de Fakhita aux béni Makhzoum. Ce sont les traditions qui m’y ont poussé. Ils nous ont accordé la main de leurs filles. Je ne pouvais pas leur faire cette offense ! Je n’avais pas le choix!"

Khadija hochait la tête, agréant l’excuse de son hôte qui poursuivait :

- "Et pour tout te dire, je ne pouvais pas non plus forcer Fakhita à épouser son cousin ! Ce n’est pas dans la tradition de noblesse de notre tribu de forcer les filles à se marier si elles ne le veulent pas ! Ce n’est quand même pas une esclave ! Et elle avait un penchant pour ce… Houbayra ! Je ne sais pas moi ! Peut-être qu’il a inventé pour elle quelques vers qui lui auraient tourné la tête alors que mon pauvre cher Mohammad n’est pas doué pour la poésie!!!"

Khadija l’invita à boire quelques gorgées de petit lait bien frais afin de se reprendre. Elle lui tapota amicalement l’avant-bras :

-"Ne sois pas aussi triste, cousin ! Ne sois pas aussi triste ! Les destinées sont souvent contraires à nos désirs d’humains !! Tu n’as fait que ce que les dieux voulaient que tu fasses ! Que puis-je faire pour toi, cousin?"

Aboutalib expliqua : "Il faut dire aussi que je ne pouvais même pas convaincre Fakhita par le fait que Mohammad soit riche puisqu’il est très pauvre !!! Je n’avais aucun argument capable de la détourner du fils des Makhzoumites, hélas !"

Aboutalib semblait vouloir se convaincre lui-même plus encore que de convaincre sa noble auditrice. Khadija, l’œil vif, le sourire indulgent aux lèvres, avait enfin compris le but de la visite de son hôte.

Pleine d’attention et de bonté, elle voulut épargner à Aboutalib la gêne qui se refléta soudain sur ses traits et dans l’intonation de sa voix. Elle se dit qu’Aboutalib, connu pour son excessive fierté, devait aimer son neveu d’un amour très singulier pour faire une telle démarche ! Il voulait trouver un travail rémunérateur pour Mohammad afin qu’il puisse gagner un peu d’argent et se marier le plus tôt possible. Cela lui ferait oublier l’humiliation involontaire que son oncle lui fit subir. Pauvre Aboutalib au grand cœur ! Khadija l’interrompit savamment :

-"Cher cousin, avant que tu ne termines ton récit; maintenant que tu m’y fais penser ! J’ai un grand besoin de trouver un homme de confiance. Mayssara, mon esclave fidèle ne peut mener à bien son travail de chef de caravane tout seul. J’ai une fortune qui a besoin d’être entre de bonnes mains. J’allais venir t’en parler si tu n’étais pas venu aujourd’hui, noble fils de Koraych. Tu m’as épargné le trajet ! Où avais-je la tête dès ton entrée !? Cela doit être mes nombreuses charges ! Je deviens oublieuse ! Hind et Hala me prennent toute mon énergie. Je veux les éduquer dans le sens de l’honneur et de la droiture…"

Elle alla ainsi jusqu’au bout de sa manœuvre charitable en ne laissant pas le temps à Aboutalib de placer un mot. Toute Makka savait le sens de l’honneur à fleur de peau des fils d’Abdoulmoutalib et elle voulait faire honneur à ce seigneur que le destin mettait à l’épreuve :

-"Tu es venu m’annoncer le mariage de Fakhita ?!! quel bonheur ! Puisse Dieu lui donner joie, richesse et enfants nombreux. Je rendrai visite à Fatéma , ton épouse, dès que je pourrai. Tu as très bien fait de me l’annoncer !! Ta fille a épousé un Makhzoumite, tout comme mon deuxième défunt mari : Atik. Voilà une autre raison de nous rapprocher encore plus!! N’est ce pas ? Nous sommes cousins par alliance une fois de plus ! Alors que dis tu pour Mohammad ? Tu peux lui parler, cher cousin ?!"

Aboutalib, l’œil mouillé de reconnaissance regarda Khadija dans sa beauté et sa grandeur morale sans pareilles. Il se dit que si la noblesse arabe n’avait engendré que cette dame , cela lui aurait suffi ! Il hésita un bref moment, puis entra dans son jeu très généreux :

"Oui, très digne et très pure cousine ! Je parlerai à Mohammad ! Il ne refusera certainement pas de travailler pour la plus noble des femmes que la terre d’Arabie ait jamais engendrée ! Je te l’enverrai".

Trop ému, Aboutalib se leva pour prendre congé de Khadija qui fit de même déployant sa majestueuse stature. Son bracelet de cheville accompagna de son tintement métallique ses pas de femme bien éduquée. La tradition arabe voulait que le maître ou la maîtresse de céans accompagnât jusqu’au pas de la porte les visiteurs de marque. Au moment où Aboutalib allait le franchir, Khadija posa sa main sur sa manche :

- "Cousin, combien donne-t-on à notre cher Mohammad pour un voyage ?"

- "On lui donne deux chameaux !"

- "Je lui en donnerai quatre et je lui laisserai une petite part des bénéfices".

- "merci, généreuse et digne enfant de généreux et de généreuses !"

Khadija hésita puis se décida :

-"Aboutalib ! Sais-tu lorsque j’étais près de la Kaaba avec les femmes. Oubay, le juif qui aime taquiner les femmes, nous a dit que le Prophète promis aux fils d’Ismaël devait avoir l’âge de se marier aujourd’hui. Il a ajouté en riant que si l’une de nous arrivait à le rencontrer, qu’elle le demande en mariage et qu’elle soit la poussière sur laquelle il pose son pied parce que ce Prophète sera la dernière porte ouverte entre le ciel et la terre !! Il nous a dit aussi qu’il avait un sceau dans son dos. A ce moment là, j’ai aperçu ton neveu qui revenait d’un voyage avec sa caravane ! J’ai alors eu une drôle d’impression! J’ai cru voir une sorte de silhouette qui le couvrait de son ombre alors que le soleil frappait très fort !! Je crois que c’était un éblouissement du au soleil mais… je voulais te demander…’’

Khadija se tut soudain , l’air aussi gêné que ne l’était Aboutalib il y a quelques instants. Celui-ci l’encouragea en hochant la tête. Elle lui dit, les joues en flammes :

- "Ton neveu, Mohammad… a-t-il quelque chose entre les épaules ? Une marque insolite ? Une tâche de naissance ?!"
Aboutalib blêmit un peu puis il répondit d’une voix troublée tout en prenant congé:

- "Non, je ne crois pas ! Il n’a pas de tâche de naissance ! Enfin je ne sais pas ! Il faudrait demander à Fatéma qui l’aidait à se laver lorsqu’il était petit ! Je ne sais pas ! Je ne pense pas !!!"

Khadija resta sur le pas de la porte tandis qu’Aboutalib s’éloignait le cœur plein de reconnaissance mais l’esprit en proie à une inquiétude toute nouvelle…

 

 

 

Chapitre XI;                     La porte du ciel


Nadia Yassine - 19/03/2010

Fatéma bint Assad, le visage illuminé de joie, poussait des youyous à réveiller les dieux de pierre dans le ventre de Makka. Un air de fête régnait dans la maison d’Aboutalib. Tous les yeux étaient rivés sur Mohammad qui était plus beau et plus élégant que jamais. Il avait troqué son humble habit de berger pour un costume des grands jours.

Sa tunique rouge où brillaient quelques fils d’argent lui allait à ravir. Sa chevelure noire de geai particulièrement bien lissée était d’un contraste des plus seyants avec sa tenue.

Thouwayba qui lui avait tressé son abondante chevelure à la coutume des jeunes koraychites admirait son œuvre. Deux tresses de part et d’autre de sa tête laissaient entrevoir ses oreilles que la gêne d’être autant adulé rougissait. Safia bint Abdoulmoutalib somma l’ancienne affranchie d’accélérer sa cadence pour pouvoir offrir ses services de coiffeuse aux autres membres de la famille venus nombreux. Thouwayba n’y prêta point garde et continua à s'occuper de son fils de lait en maugréant :

-"Tu veux que les bani Assad se moquent de mon cher Mohammad. C’est Khadija, la mariée!!! Tu sais ce que cela veut dire ? Kha-di-ja, prononça-t-elle en marquant chaque syllabe de ce prénom magique !! C’est la plus belle et la plus noble des femmes de Makka !! Il faut que Mohammad lui fasse honneur ! O bint Abdoulmoutalib ! Alors laisse moi donc finir mon travail tranquillement maîtresse "

Safya que toute la famille craignait pour son fort caractère la foudroya du regard et répliqua mi figue mi raisin :
- ‘’ Heureusement que c’est le mariage de mon neveu le plus cher à mon cœur sinon tu aurais eu affaire à moi. C’est vraiment la fin des temps puisque nos esclaves nous répondent comme s’ils parlaient à leur pairs. Pffff.’’

La négresse, le front en sueur, feignant ne rien entendre, massait les mains de Mohammad d’un onguent parfumé au jasmin. Celui-ci se laissait faire, le sourire aux lèvres. Lorsqu’elle eut fini, elle les prit comme elle avait l’habitude de le faire lorsqu’il était nourrisson et les posa de part et d’autre de son visage puis les embrassa fougueusement. Elle se jucha ensuite sur ses orteils pour être à la hauteur du visage de celui qu’elle avait vu naître et qui se tenait devant elle en homme accompli et d’un air inspiré marmonna des formules de protection en lui lissant la barbe.

Mohammad éclata de rire tout en cherchant un moyen d’échapper à ce trop plein d’amour. La taquinerie opérait toujours avec cette femme si simple mais si aimante :

-"Que vois-je Oum Masrouh ? Tu commences à avoir des cheveux blancs ?"

Thouwayba fit les yeux ronds et lâcha le peigne en poussant un cri d’étonnement. Mohammad s’esquiva en riant. Elle le poursuivit en le suppliant de la laisser parfaire sa coiffure et lui mettre de l’ambre sur les sourcils.

Toute la maisonnée rit de cette petite scène. L’étonnante transformation de Mohammad ravissait tous les regards mais deux d’entre eux scintillaient de façon singulière. Fatéma et Baraka avaient la même expression éblouie que seul un visage de mère pouvait relater en un jour tel que celui-là. Un mélange de tendresse et d’une étrange vénération mouillait leur yeux des larmes sacrées de l’amour sans condition et sans limite. 
Des youyous fusèrent de nouveau comme un signe de ralliement qui, d’un seul mouvement, entraîna tout ce petit monde jusqu’au pas de la porte où les hommes de la famille attendaient le marié.

Aboutalib, un large sourire aux lèvres et la fierté au cœur lui prit le coude. Abbas et Hamza vinrent les entourer. Leur ressemblance avec lui était d’habitude frappante mais aujourd’hui, ils semblaient de pâles reflets de sa splendeur. Les quatre hommes avancèrent au milieu du groupe tandis que les femmes et les enfants leur emboîtaient le pas, rivalisant de youyous et de rires heureux . Des petites esclaves portant gracieusement des présents en équilibre sur leurs têtes se mirent à chanter.

"Nous venons à vous, nous venons à vous ! Accueillez nous ! Accueillez nous !"

"Nous venons vers vous ! Nous venons vers vous. Saluez nous, Saluez nous"

''si nous n'avions quoi semer , vous n'auriez rien à récolter .''

Des portes s’ouvraient tout le long de leur chemin et des regards curieux accompagnaient la procession. Certains leur offraient des invocations ou des encouragements. D'autres chuchotaient et observaient le moindre détail évaluant la valeur des présents.

Thouwayba planta son doigt dans le dos de son fils Masrouh, un grand gaillard métisse qui marchait dans la dernière rangée des hommes. Il se retourna d’un air furieux vers sa mère qui lui tendit un brasero d’où se dégageait une fumée à la senteur capiteuse. Elle lui intima l’ordre d’aller encenser Mohammad contre le mauvais œil. Masrouh ignora sa requête, ayant l’habitude des débordements affectifs de sa mère envers son frère de lait. Mohammad n’avait pas besoin d’être enfumé alors que la porte de la mariée était à quelques pas de lui.

La procession fut accueillie dans la liesse. Une immense tente était plantée devant la maison de Khadija. Des esclaves de tout âge couraient dans tous les sens, portant des plats de viande de chameau et des carafes d'eau, soulevant des nuages de poussière.

La famille nourrissait déjà ses invités venus très tôt. D'aucuns étaient venus par loyauté envers les béni Assad, d'autres par curiosité. Qui pouvait bien être l'heureux élu de Khadija qui avait refusé tous les seigneurs des tribus voisines qui l 'avaient demandée en mariage ?

Nafissa bint Mounia, l'oeil pétillant, souleva le pan de tissu qui masquait la fenêtre de Khadija. A la vue de Mohammad dans la cour , elle gloussa de bonheur comme s’il lui était destiné. Khadija, assise sur son lit, aussi calme que les autres jours, s’amusait de son agitation tout en caressant la tête de Hala sa petite fille !

Nafissa, de caractère très joyeux, hoquetait, les joues toutes roses d’émotion, le visage poupin :
- "Mon Dieu, mère de Hind ! Ils sont là ! Viens, viens donc le voir ! Mais c’est qu’il est magnifique !!! Je ne croyais pas qu’il était aussi séduisant ! Il nous a tous trompés dans ses haillons de berger ! Eh bien dis donc ! T’as le coup d’œil toi ! Et dire que c’est moi-même qui suis allée te le pousser à venir demander ta main ! Ah si j'avais su !"

Hala la sœur de Khadija qu’elle affectionnait au point de donner son prénom à sa fille et qui venait d’arriver la veille de son village lointain pour assister aux noces fronça les sourcils. Friande des détails de ce mariage hors du commun, elle s’approcha de leur amie.

-"Ainsi c’est toi qui a intercédé auprès de Mohammad ?! Khadija n’a pas encore eu le temps de me raconter cette histoire ! dit-elle d’un air curieux, une pointe de reproche et d'ironie dans la voix !"

- "Tu sais bien que Khadija ne raconte rien ! C’est un puits sans fond votre Khadija !" lui répliqua Nafissa, l’œil toujours attaché à ce qui se passait en bas .

Khadija, un peu gênée, fit signe à une jeune esclave au teint d’ébène, joliment habillée et discrètement debout au coin de la pièce, de sortir la petite Hala. Elle lui suggéra de la faire rejoindre son frère Hind qui assistait aux festivités. Celle-ci, la moue contrariée de ne pouvoir voler quelques ragots, poussa l'enfant vers la porte. Nafissa s’en donna alors à cœur joie :

- "Oui, c’est moi qui suis à l’origine de ce mariage, ma chère et je n’en suis pas peu fière!" dit-elle en retroussant ses manches et en posant ses poings sur les hanches.

- "Tu n’as pas à être fière ma pauvre Nafissa ! C’est pas le mariage du siècle, dit Hala en roulant des yeux et profitant de l’occasion pour faire des remontrances à sa sœur de façon indirecte ! Les poètes ne chanteront certainement pas tes louanges continua-t-elle, l’air dépité. La noble des nobles, la richissime Khadija avec le pauvre gamin orphelin des béni Hachim ! Quel beau travail tu as fait là, fille de Mounia ! Mes félicitations !"

Khadija restait sereine et se contentait de sourire lorsque sa sœur lui lançait des regards en biais .Elle avait réussi à convaincre son oncle et cela était suffisant ! Les remarques ne la touchaient pas puisqu’elle avait Mohammad et qu’elle était sûre de son choix . Mayssara savait ce qu’il représentait et combien il était noble et dévoué. Avant de pousser Nafissa à lui suggérer de demander sa main, elle l’avait bien observé et testé.
De plus quelque chose lui disait que Mohammad était sûrement le Messager, héritier de Jésus et de Moïse ! Elle n’en parlait à personne sauf à Waraka, son cousin chrétien qui savait bien des secrets célestes. Comme lui, elle ne croyait pas qu’il y ait plusieurs dieux et elle pensait même se mettre à l’école de sa foi .

Mohammad était apparu dans sa vie à ce moment. Il avait alors conquis son cœur et son âme; son âme avant son cœur, son cœur avant ses yeux. Non pas pour sa jeunesse ou sa beauté et encore moins pour son statut social. Des hommes aussi jeunes et aussi beaux, elle les avait refusés sans hésiter. Elle se savait elle-même parmi les femmes les plus attrayantes à Makka mais le jeu de la séduction était prisé par les femmes de basse condition. Elle, était en quête de quelque chose de plus subtil et de plus particulier.

Mohammad portait en lui un mystère qui la subjuguait et lui faisait miroiter les reflets de cette quiétude à laquelle elle aspirait. Mayssara avait à maintes reprises décelé des signes insolites et le mystère qui accompagnaient toujours Mohammad !

Khadija était toute à ses réminiscences tandis que Hala soutirait les menus potins de cette liaison si peu banale dans un monde aussi hiérarchisé que celui de Makka. Nafissa roulait des yeux malicieusement en racontant comment elle avait pris à part Mohammad, un jour qu’il était revenu de son voyage avec Mayssara. Khadija les avait accueillis avec beaucoup de générosité. Elle avait tenu à les servir elle-même.

- "Tu sais O Hala bint Khuaylid, c’est ce jour là que j’ai compris que ce que tu vois aujourd’hui n’allait pas tarder! Les désirs de Khadija sont des ordres pour les dieux ! Tu le sais bien, poursuivait d’un air mutin Nafissa en se tournant vers son interlocutrice qui s’appuyait de tout son poids sur son épaule afin de pouvoir suivre ce qui se passait dans la cour. J’aurais voulu que tu vois notre Khadija ce jour là ! On aurait dit une jeune fille démunie et sans expérience non pas une femme de quarante printemps ! Elle rougissait puis pâlissait, ne savait plus que répondre! Ha ha par les dieux de Makka, la fameuse Leyla peut aller paître les chèvres ? "

Khadija avait décidé de les laisser aux ragots de Nafissa bint Mounia relatés pour la énième fois en cette matinée. Rêveuse, le visage radieux, le cœur palpitant et léger , elle enduisait machinalement sa longue chevelure de musc.

- "Lorsqu’ils eurent fini de manger et que Mohammad prit congé de nous, chuchota Nafissa, infatigable, il fut étonné de me voir le rejoindre dans la cour. Il était tout attendrissant dans sa pudeur ! Je lui demandai sans détour s'il voulait se marier. Il me répondit qu’il n’était qu’un pauvre hère sans fortune. Il voulait d’abord travailler et se faire un peu d’argent. Il conclut que nulle femme ne voudrait d’un orphelin sans argent puisque même sa cousine l’avait rejeté. Je lui dis alors que si une des plus belles femmes de Makka et des plus riches désirait le prendre pour époux; quelle serait sa réponse?"
Mohammad l’avait regardée, à demi-intrigué. Il se doutait un peu de qui il s’agissait. Il se tut cependant en se contentant de l’interroger du regard craignant les ragots de Nafissa si celle à qui il pensait ne correspondait pas à la proposition.

- "Oh, dieux de la Kaaba mon amie Hala! Si tu avais vu la lueur dans son regard lorsque je lui dis que c’était ta sœur Khadija ! Il eut de la peine à contenir son bonheur. Pondéré comme il est toujours, il se retint mais dans ses yeux brillait une si grande joie. Le pauvre Mohammad ! Khadija avait gagné son cœur mais il n’osait même pas y penser !"

Khadija interrompit Nafissa mais Hala lui fit signe d’ignorer sa sœur. Nafissa, intarissable, ne se le fit pas dire deux fois :

- "Tu sais ! Thouwayba m’a raconté qu’Aboutalib n’en a pas cru ses oreilles lorsque Mohammad lui proposa de l’accompagner pour la demande officielle en mariage ! Aboutalib dont la fierté est légendaire eut très très peur d’être éconduit. C’est encore moi, se vanta Nafissa, qui dut assurer à Mohammad que Khadija était une maîtresse femme et que la présence de son oncle n’était qu’un respect pour les traditions. Khadija était maîtresse de son destin et son destin..."

Nafissa fut interrompue par des sons de tambour. Elle continua d’un rire enfantin qui secoua Hala toujours appuyée sur son épaule et montra du doigt un coin reculé de la cour où des esclaves noirs dansaient en sautant très haut et où Mohammad paraissait comme un soleil qui éclipsait tout autour de lui…

- "Son destin !! soupira Nafissa avec malice : Regarde le ! Regarde le ! Mon Dieu mais c’est pas un être humain ! Aujourd’hui on dirait un astre !"

Hala porta le regard sur le marié , les yeux plissés, la bouche pincée. Khadija la regardait du coin de l’œil tout en vaquant à ses derniers préparatifs. Elle crut voir sur ses traits un intérêt soudain l’espace d’une fulgurance mais Hala reprit très vite son masque ironique.

Khadija dit alors :

- "Eh bien Nafissa, tu n’a pas dit l’essentiel à Hala, Dis lui ce que mon oncle Amr ,qui sait évaluer les hommes à leur juste valeur, a dit de mon époux lorsque Aboutalib, inquiet, demanda ma main".

Nafissa, heureuse que Khadija soit entrée dans son jeu, s’esbroufa en se débarrassant de Hala et en allant vers sa sœur :

- "Oui. Oh oui !" dit-elle sur le même ton d’excitation tandis que Hala feignait la froideur et tournait ses pouces aux bouts rougis de henné, faisant une mimique de dédain. Nafissa exultait, toute heureuse de relater encore une fois l'histoire de ce mariage dont Makka se souviendra longtemps:

- "Amr avait gardé le silence un court moment et le pauvre Aboutalib avait blêmi. .Nous regardions par cette fenêtre, cachées moi et Khadija comme tu es là maintenant. Le cœur de Khadija a failli s’arrêter de battre. Et là votre illustre oncle dit : "Votre fils est comme ces chameaux de race supérieure que l’on ne peut humilier ou éconduire". Oh dieux !! quel soulagement ! Et vois-tu cette grande sultane indifférente que tu vois là et qui joue aux grandes dames s’est affalée sur ce divan comme une enfant et a marmonné des prières de reconnaissance à je ne sais quel dieu!".

Hala soulevait un sourcil réprobateur tandis que Khadija exaspérée par le flux interminable des paroles de Nafissa lui demanda gentiment de quitter la pièce. Hala , la tête haute, le pas saccadé, la suivit . Elle n’en revenait pas que sa cadette épouse un orphelin qui avait l’âge de son fils et pas de fortune !!! Ce n’était pas son statut de noble qui allait la nourrir et préserver sa fierté !

Khadija, enfin seule, s’empressa vers la fenêtre. Des voix de femmes avaient pris la relève des bruits de tambours. Quelques cercles s’étaient formés autour de grands plats de viande grillée accompagnés de pain et de dattes.

Mohammad était assis parmi les siens, l'air affable, le sourire frais, mangeant avec retenue. De temps en temps,il levait discrètement les yeux vers sa fenêtre cherchant à entrevoir son ombre derrière les rideaux.

Le ciel sembla soudain plus bleu à Khadija et l’air de Makka plus pur. Elle inspira profondément et regarda ses mains tremblantes somptueusement ornées de henné et de bijoux, sa robe brodée finement, ses pieds soignés et parfumés.

Puisse-t-elle plaire à Mohammad pour l’éternité. Elle fera tout pour le rendre heureux et pour le protéger ! Qui était-elle pour mériter d’habiter à la porte du Ciel ?

Elle laissa son regard voler encore une fois vers le visage lumineux de son époux qu'elle scruta sans respirer puis elle murmura dans un souffle qui monta au firmament: "Merci Dieu ! Merci Dieu ! "

 

 

 

Chapitre XII :               A l'ombre de la Kaaba

Nadia Yassine - 28/03/2010


Mohammad, le cœur en sang, marchait d’un pas incertain, penchant le buste en avant, contrant les vents d'un chagrin trop lourd. Son visage d’habitude serein et avenant était soucieux et son regard, absent. Les nuages de poussière sur la route de la Kaaba se mêlaient à ceux de l’amertume de ce matin qu’il laissait derrière lui.
Ne pouvant plus supporter le regard de détresse de Khadija; il se dirigeait à la hâte vers "Al Bayt", la maison d'Allah, comme le fleuve court à la mer, comme ces oiseaux blessés courent vers les mares d’argile afin de panser leurs plaies.

Des larmes perlèrent au coin de ses yeux lorsqu’il se remémora le visage figé de douleur de sa bien-aimée qui, la veille aux aurores, l’avait réveillé avec son habituelle douceur. Au lieu de son sourire éclatant qui illuminait sa journée et réchauffait son cœur d’éternel orphelin, ses traits tirés disaient les tourments d’une âme en peine. Il ouvrit les yeux plus grands pour découvrir dans les bras de son épouse le petit corps sans vie d’al Kassim, cet enfant qui avait consolidé plus encore les liens entre eux.

Mohammed avait serré la mère et l’enfant dans un geste de protection et de compassion à ne faire qu’un corps à eux trois. Il aurait tant voulu transmettre son souffle à ce petit être sans âme et rendre la joie à cette mère exemplaire, cette femme hors du commun: sa bienaimée ! 
Khadija ne pleurait pas mais il sentait toute la détresse de son cœur de mère. Son parfum si rassurant de femme soignée et aimante ne réussit pas à le rassurer comme d’autres jours lorsqu’elle le consolait des maux de la vie.

Khadija, accablée, lui céda le petit cadavre emmailloté dans un drap de lin blanc. Il l’avait alors déposé avec tendresse pour contempler le visage de son petit qui, hier encore, plein de sève, lui faisait des sourires enchanteurs. Ses baisers et ses larmes se mêlèrent sur la joue du chérubin qui semblait dormir. Le contact glacé du petit corps que la mort avait marqué du sceau de l'absence réveilla en lui toutes les questions qui l’habitaient depuis quelques années. Quel était le sens de cette vie ? Quel était le secret de ce lointain royaume qui ravissait tous les êtres et les happait sans merci?

Khadija, plus resplendissante et majestueuse que jamais restait silencieuse et très digne. Baraka et d’autres femmes dont les lamentations commençaient à fuser dans l’autre pièce étaient venues pour s’occuper de l’enterrement. Khadija reprit son précieux fardeau pour le livrer à leurs soins. Elle n’avait réveillé son époux que pour qu’il puisse faire son dernier adieu à celui qui leur avait apporté tant de joie pendant quelques mois.

Taisant son chagrin, brûlant pourtant, Mohammed la retint un moment pour lui dire tout l’amour qu’il avait pour elle et encore une fois, toute sa reconnaissance. Il lui assura que Hind et Hala, ses enfants à elle de son premier mariage, assouvissaient amplement son désir de paternité. Il lui jura par ce qu’il avait de plus cher, le souvenir de sa mère et de son grand-père, qu’il l’aimerait jusqu’à la fin des temps même si elle ne lui donnait plus aucun enfant. Il rajouta qu’elle était la plus belle et la plus noble des femmes qu’il connaisse !Khadija avait souri alors d’un sourire qui lui fit autant d’effet qu’un long sanglot amer tant la douleur s’y mêlait à la douceur !

Mohammad, ressassant ces images, marchait de plus en plus vite, fuyant son impuissance à atténuer l’affliction de celle qui avait porté de longs mois la chair de sa chair et qui passa la nuit à sangloter en silence!

Le petit corps repose depuis hier dans cette terre ingrate ; la même que celle du chemin qui mène à la Kaaba. ‘’ Al Kassim’’ n’était plus ! Comme on arracherait un cœur vivant pour le jeter dans un désert! Comme on éteindrait la lumière d’un soleil ! Comme on arrêterait de respirer pour ne pas couler dans les sables mouvants !

D’habitude, Mohammad confiait ses malaises et ses désespoirs à son âme sœur: Khadija. Elle savait si bien l’écouter et son affection démesurée le berçait tendrement et l’entourait de toute part. Son épouse étant plus affligée que lui ; il courait vers l’autre source de sa quiétude afin de revenir, plus fort et plus serein lui offrir consolation et espoir.
Il courait vers la quiétude que seule cette Kaaba savait lui procurer, tout en appréhendant de voir toutes ces têtes en pierre, en ivoire ou en métal des nombreux dieux de la Cité.

A chaque fois qu’il faisait les circonvolutions d’usage chez les tribus, autour de ce bâtiment, il sentait une force l’habiter pendant longtemps. Les blessures de son âme cicatrisaient et tous ses membres semblaient s’en accaparer et s'en revigorer. Les idoles dont l'ombre se mêlait à celle de l'antique bâtisse "Al Bayt" devenaient alors transparentes à ses yeux !

Son refuge aux murs délabrés par le temps, n’était plus très loin. Mohammad inspira l'air chaud de Makka et expira profondément, essayant d'expulser de son for intérieur le désarroi que la mort de son enfant provoquait en lui. C'est à ce moment qu'il se rendit compte d'un fait étrange : Makka semblait déserte pour une heure du matin aussi avancée. Les Mekkois se réveillaient à l’aube et les ruelles de la Cité se peuplaient très tôt, bien avant même que le soleil eut pointé son premier dard. 
Intrigué, il aperçut quelques rares passants qui ne prirent même pas la peine de le saluer. Il faillit en interpeller un mais il n’en eut pas la force. Il avait des bleus intérieurs et ne voulait parler qu’à une seule force : celle que la Kaaba semblait recéler jalousement; que ses yeux ne voyaient pas mais que son cœur ressentait... profondément !

Des éclats de voix et une animation soudaine finirent de le rendre à la réalité de la Cité. Un évènement exceptionnel faisait affluer des Mekkois retardataires vers le centre de Makka. Mohammad fut bousculé par des bédouins à l’air curieux, courant vers ce qu'ils appelaient le "ventre de la Cité". Il se retrouva plaqué sur le flanc d’un bloc de pierre dont les jambes en colonnes poussaient de la terre et allaient porter à longueur de deux hommes, un buste difforme.

C’était la déesse que les femmes arabes venaient, de loin, implorer lors de leurs grossesses. Elle protégeait leurs nourrissons de la mort soudaine qui les leur ravissait souvent, tout comme Al Kassim, cette nuit même.
Khadija n'avait jamais suivi ce rituel. Waraka, son vieux cousin chrétien très sage, lui avait appris à mépriser de telles pratiques, et Mohammad était en accord avec sa sagesse. Il regarda cette masse de pierre au visage impassible qui le toisait du haut de son obésité minérale. Que pouvait vraiment cette masse immobile ? Tant de lourdeur pouvait-elle avoir quelque pouvoir sur la fraîcheur confisquée de son enfant au sourire comme une source ?

Quelque chose craqua sous ses pas vacillants. Des amulettes multicolores gisaient aux pieds de la déesse comme autant de rêves maternels, d’espoirs enfouis et de lamentations silencieuses. L’enfant ! Le mâle était le rêve de toute femme saine dans cette tradition féroce ! C’était le seul moyen d’exister dans la tribu; le seul moyen de durer; le seul moyen d’être respectée ou craint. Ne pas avoir d’enfant mâle était une malédiction pour laquelle on avait inventé cette silhouette au ventre repu de promesses non tenues.

A la vue de ce tapis insolite, Mohammad compatit plus encore au chagrin de Khadija qui, bien qu’ayant de son premier mariage, son fils Hind, était heureuse de lui avoir donné al Kassim. Il se promit encore une fois de la rassurer sur l’amour inconditionnel qu’il portait pour elle. Il lui dirait que des mains occultes voulaient lui prouver qu’il l’aimait pour elle-même et non pour sa capacité de lui donner un enfant mâle !! Curieusement, à cette pensée, il fut consolé lui-même.

Il épousseta sa manche maculée de poudre de déesse et continua son chemin, de plus en plus sûr que le destin des hommes n’était pas entre les mains de ces colosses de pierre. Il contourna encore ainsi quelques idoles complices des manques criants d’une humanité perdue aux confins de l’aridité faite climat, coutumes et traditions.
Une foule lui apparut au loin alors qu'une statue en bronze géante un peu surélevée le masquait. Mohammad comprit enfin pourquoi les rues étaient désertes ! L’impact du chagrin lui avait fait oublier que les tribus mekkoises devaient reconstruire la Kaaba. Les habitants étaient tous réunis autour de la bâtisse. Il s’arrêta un moment pour reprendre ses esprits.

Ce qu’il vit alors finit de lui briser le cœur !

Une foule excitée d’hommes armés de leurs carquois et de leurs épées, prêts au combat, suivait les altercations des représentants tribaux. Les femmes se tenaient en retrait, leurs bouches pleuvant d’insultes pour les autres tribus, de louanges pour leurs propres guerriers dans une cacophonie détestable. D’aucunes portaient des gourdes dont elles versaient le vin frais pour leurs champions, d’autres chauffaient les tambourins, les tenant prêts à d’éventuels affrontements pour encourager leurs partisans.

Mohammad sentit le chagrin le submerger. Il avait mal pour sa Cité et pour ses frères Mekkois et ses sœurs de sang. Les hommes avaient l'écume aux lèvres comme des bêtes sauvages. Les femmes n’étaient plus que des pythies de la haine et de la violence et de leur douceur naturelle, ne restait plus aucune trace. Elles étaient transformées en louves avides de sang et de chair ! Les gardiennes de l’amour et de la vie n’étaient plus qu’une horde prête à savourer l’horreur au lieu de pousser leurs hommes à la paix et au calme.

Tandis qu’une mêlée d’hommes des béni Makhzoum bombait le torse et lançait des défis en vers et en prose à celle des béni Taym; une dizaine de guerriers s’approcha du centre de la vallée, portant une grande cuve où baignait le sang d’un chameau fraîchement abattu. Des caillots se formaient malgré la grande chaleur et une nuée de mouches suivait la procession macabre.

Mohammad reconnut les béni Abdoudar. Leurs hommes, les yeux révulsés et la mine endurcie, plongèrent leurs mains dans le sang, suivis par les béni Abdoumanaf, les béni Assad, les béni Zahra, les béni 'Adiy. Le sang macula les mains de tous les jeunes guerriers et l'on versa ce qu'il en restait sur le sol qui en semblait aussi avide que les hommes en furie.

Un jeune homme parmi les porteurs de la cuve; le visage congestionné par la colère, les spiritueux et la chaleur, cria son poème né dans l'agitation du moment, rappelant les privilèges de sa tribu:

"Par Allah, nous ne ferons qu'ensemble ce que vous désirez
Ou nos mains seront de ce sang ornées et maculées
Nous sommes les maîtres d''Al Bayt'', reconnaissez-nous
Pourquoi, sans pudeur aucune, le reniez-vous?"
Mohammad reconnut Ikrima ibn Amir. Il n'entendait pas tout ce qui se disait, étant trop loin, mais il connaissait bien son peuple et savait les raisons de leurs déchirements.

Ils étaient ainsi ! Proches du firmament par leur courage, leur vaillance et leur générosité, leur loyauté et leur chevalerie ; vils et violents lorsque lorsqu'il s’agissait de leur seul véritable dieu : la tribu.

Il savait les guerres fratricides qui les avaient déchirés mais il savait aussi leur grande fierté et leur vénération pour leurs sages, toutes tribus confondues.

"Dar al Nadwa" témoignait de leur volonté de s'unir et de croire en la puissance du mot plutôt que celle de l'épée!

Ils étaient ivrognes mais poètes !

Ils étaient cruels mais capables de gestes plein d'amour!

Ils enterraient parfois les fillettes mais ils étaient seuls capables d'aimer les femmes d'un amour légendaire!

Hatim Taï et Kays vivraient éternellement dans leur conscience pleine de rudesse et de finesse à la fois !

Mohammad en oublia pour un moment son deuil. Il se dit qu'il les aimait tant malgré tout ce qui lui faisait horreur en eux. Il leva les yeux au ciel cherchant une bouffée d’air frais ; l’air d’un destin qui changerait subitement cette haine montante en un flot de compassion et de paix. Quelle vanité que de s’affronter entre frères alors que la mort les séparera plus tôt qu’ils ne le pensent ! Pourquoi cette violence et cette sécheresse des cœurs ?

Les jeunes hommes n’ayant cure de ce que Mohammad ressentait, l’humeur réchauffée par les spiritueux et exacerbée par les youyous des femmes, se préparaient à l’irréparable.

Les anciens des différentes tribus connaissant le lourd tribut de la guerre et les malheurs qu’elle provoque essayaient de calmer les jeunes, avides de combats et de victoires. Quelques grand-mères à l’esprit assagi par les ans tentaient quant à elles de persuader les femmes en délire et en couleurs de taire leurs incitations qui rivalisaient en vulgarité et en férocité.

C’est alors qu’un homme d'un âge certain ; la bouche sous une moustache broussailleuse, la barbe hirsute et grisonnante, éleva sa voix grave qui força l'écoute de la foule. Le ventre de Makka fut très vite si silencieux que la voix de Ja'da bnou Houbeyra bnou abi Wahb trouva écho dans les esprits comme dans l'espace poussiéreux peuplé par les dieux tribaux:

- "O Koraychites: Soyez reconnaissants aux dieux et surtout à Allah qui vous a donné de nombreux signes. Hier encore, vous avez vu de vos propres yeux comment la première pierre a roulé au loin lorsque nous voulûmes commencer la destruction de la Kaaba que nous voulions restaurer. Elle a roulé comme si elle était animée par un mystérieux esprit. Nos aïeux nous ont raconté les malédictions qui ont touché ceux qui veulent du mal à cette bâtisse ? Beaucoup parmi nous ont vu le sort d'Abraha !"

Il continua sur un ton de plus en plus haut et ému :

- "Vous savez tous que ce qui nous pousse à cela est notre estime et notre respect pour ''Al Bayt'' qu'Abraham nous a légué et dont nous sommes les heureux gardiens. Vous avez sagement décidé hier de laisser passer la nuit pour voir ce qu'il allait advenir de Walid ibn al Moughira qui a courageusement donné le premier coup de pioche".

Il montra du doigt un jeune-homme à l’allure fière, à la chevelure noire et lisse flottant sur ses minces épaules et au visage anguleux et racé. A l’évocation de son nom, celui-ci se mit à piétiner la terre comme le ferait un cheval fougueux.
- "Il a invoqué la bonté d'Allah en lui expliquant que nous ne voulions que du bien et le voilà sain et sauf devant vous. N'est ce pas un grand signe que le dieu de la Kaaba nous fait ce grand honneur. Vous savez tous que "Al Bayt" est tellement délabré que des voleurs s'y sont introduits et ont volé les dons amassés depuis des âges. Nous avons subi un outrage des plus humiliants et vous voilà aujourd'hui, vous chamaillant comme des coqs ou des mulets ou encore de vulgaires et grossiers bédouins. Il s'agit de notre honneur et non de compétition et de combats entre nous. Il nous faut trouver une solution sage et non pas basculer dans des guerres qui n'en finiront plus, laissant notre honneur à la portée des brigands!!''

Mohammad remercia le dieu de la Kaaba d'avoir inspiré à l'oncle maternel de son propre père ce discours pondéré. Il décida d'aller soutenir son parent et se joindre à un groupe qui, revenu à la raison, commença à se ranger derrière Ibn abi Wahb. Il quitta sa cachette, s’engageant entre deux rangées de totems qui formaient un détour menant à la place. Il marcha ainsi quelques instants entre des dizaines de statues avant d'atteindre le lieu des conciliabules.

Lorsqu'il apparut au détour du petit chemin que cachait la dernière barrière de dieux en granit, quelle ne fut sa surprise de trouver des centaines d'yeux fixés sur lui. Il se figea un moment, le regard interrogateur.
Un homme un peu bedonnant, la tenue soignée, portant d'un air nonchalant sa traîne de tissu immaculé, marque de richesse et de noblesse, s'avança vers lui, tandis que la foule éclatait en applaudissements et en sifflements comme à l’habitude lorsque les poètes venaient réciter leurs dernières inspirations.

Mohammad, décontenancé, ne savait pas à quoi s'en tenir lorsqu’Abou Oumaya lui saisit la main et la leva très haut :
- "Le voilà, c'est l'arbitre choisi par les dieux!! Un autre signe qu'Allah nous envoie. Il a choisi le plus honnête des hommes de la Cité, celui dont nous connaissons tous la droiture !" cria-t-il comme le ferait un marchand d’esclaves vantant une denrée rare.

L'homme expliqua à Mohammad, ébahi, ce qu’il en était. Ils avaient décidé solennellement, juste à l'instant où il allait apparaître, que le premier venu dans le "ventre de Makka" serait appelé à juger l'affaire et à départager les tribus. Toutes voulaient avoir l'insigne honneur de disposer la ''pierre noire'' pendant la reconstruction ; honneur qu’ils défendraient par le sang s’il le fallait.

Mohammad comprit enfin le sujet du litige. Le destin de la Cité était entre ses mains. Il enfouit son deuil au fond de son cœur et pria en secret la force occulte qu'il sentait si proche lorsqu'il venait dans l'enceinte de la Kaaba de l’aider à prendre la bonne décision.

Il se recueillit un court instant, qui sembla une éternité aux belligérants, puis s'approcha d’Abou Oumaya, tandis que la foule retenait son souffle. Dans des gestes précis et aussi calmes que ceux de ces funambules venant distraire de temps en temps les Mekkois, il lui emprunta sa longue traîne, l'étendit sur le sable et dit d’une voix solennelle :

- "Nobles fils de mes tantes et de mes oncles. Koraychites aux cœurs plein de fierté et de noblesse, aux lances et aux vers de feu ! Je vous propose de déposer pour vous, puisque vous m'avez chargé de cette noble mission, cette pierre sacrée par Abraham notre ancêtre sur ce tissu immaculé. Chaque tribu aura à désigner un des ses enfants pour porter le tissu et ainsi toutes les tribus auront participé à la reconstruction de leur "Bayt" et au port de la ‘’ pierre noire’’. Je me chargerai de la mettre en place pour vous tous puisque j'ai été l'élu du destin. Etes-vous d'accord?"

Les sages de la tribu se regardèrent, une pointe d'inquiétude dans les yeux, craignant que ce dernier recours ne soit rejeté par les jeunes faucons. Oumaya rompit le lourd silence qui suivit les paroles de Mohammad :

- "Par les dieux de la Cité, fils de Abdoullah, tu mérites de t'asseoir auprès des plus âgés et des plus sages; ceux de "Dar al Nadwa". Tu es le digne petit-fils d’Abdoulmoutalib et des gardiens de ces lieux saints; Puisse le dieu de la Kaaba te protéger et te donner longue vie!! Tous, nous connaissons ta valeur et la confiance que tu mérites pour ta droiture et ta noblesse de caractère. Tu es al Amine!!"

Une voix s'éleva alors, puis une autre, puis une troisième puis ce fut un embrasement de voix qui crépitèrent: "Oui, Oui, nous acceptons." hurlèrent hommes et femmes, jeunes et vieux.

Mohammad, les traits tirés et le visage gagné par la pâleur, s'épongea le front du revers de sa main puis se pencha alors d'un mouvement solennel pour saisir la "pierre noire", relique des temps immémoriaux, comme il avait soulevé le corps glacé de son petit à l'aurore de cette journée trop chaude!

'' Par la force qui habite la Kaaba, je soumets à toutes les tribus la pierre noire.''

 

 

 

Chapitre XIII :              Une maison à Makka...


Nadia Yassine - 03/04/2010

Baraka racontait une histoire merveilleuse aux enfants, leur servant à sa manière les contes qu'elle cueillait ça et là dans les halakates que certains nomades venaient animer dans le ventre de Makka. Sa condition d'affranchie lui permettait de se mélanger aux hommes sans être souciée.

Ali et Aymane, son propre fils, l'écoutaient, bouche bée, tous ouïe. Le petit hachémite, encore essoufflé par ses jeux avec son compagnon, avait les joues rouges et les cheveux collés par la sueur sur son front d'albâtre. Il ressemblait tant à Mohammad lorsqu'il avait son âge ! Aymane qui ressemblait quant à lui, comme deux gouttes d'eau, à son père Oubayd avait la peau très sombre et luisante. Ils étaient comme la nuit et le jour mais ils portaient sur elle le même regard fiévreux de l'enfance heureuse et crédule.

Baraka calmait ainsi les deux enfants pour que la maîtresse de maison puisse se reposer. Khadija l'inquiétait beaucoup ainsi que Mohammad ! Ils avaient l'air soucieux ces derniers temps et ne cessaient de se chuchoter de mystérieux secrets et de s'isoler de longues heures dans leurs appartements.

Mohammad s'absentait souvent aussi, et Khadija ne disait rien mais paraissait triste et lointaine. Il allait faire de nombreux séjours dans la grotte de Hira , aux environs de la Cité. Lorsqu'il tardait trop à revenir, la maîtresse prenait soin de lui préparer quelques bonnes nourritures de ses propres mains et les lui amenait elle-même malgré les propositions de Mayssara qui voulait s'en charger. Sans doute était-ce pour voir son bien-aimé qui lui manquait tant et pour se rassurer se disait Baraka !

Pourquoi cette ombre après tant de bonheur ? Était-ce le mariage de Roukaya avec Othba ibn Abdoulouzza qui rendait ses parents si sombres?! Roukaya n'était pas encore partie mais Khadija avait consenti à contrecœur à cette union! Elle avait cédé à la tradition et avait consenti. Othba était le cousin de lignée paternelle de Roukaya. Abdoulouzza voulait se rapprocher de Khadija et de sa fortune beaucoup plus que de son neveu auquel il n'avait jamais montré aucune affection.

Khadija savait tout cela mais elle ne voulait pas que Mohammad soit pris pour un homme faible et craignant sa femme. Elle n'aimait pas ces traditions mais la raison lui dictait de s'y plier. D'autant plus que Mohammad n'avait émis aucune objection à ce qu'elle marie leur aînée Zaynab à son propre neveu, Laqit, le fils de Hala sa sœur. Zaynab était choyée comme une reine et heureuse avec son cousin qui lui portait un grand amour. Othba n’était certainement pas capable d’un tel sentiment!

Était-ce la raison qui attristait tant Mohammad ? Roukaya chez ce jeune déluré qui n'avait d'autre occupation que de se faire beau et d'apprendre les poésies galantes! Arwa, sa mère, l’habillait de soie comme une vierge dans son khidr et en parlait comme s’il était encore nourrisson !

Mais pouvaient-ils faire autrement sinon que d’accorder la main de leur petit trésor à ce grand garçon futile ? 
Khadija voulait que Mohammad trouve une place de choix dans cette cité sans merci pour les pauvres et les esclaves et s'appliquait à tisser des liens utiles pour lui.

Baraka était allé jusqu'à oser faire des remarques à la maîtresse à propos de ce mariage. Comment donner Roukaya au fils capricieux et de mauvais caractère d’Arwa? Elle, que tous les jeunes nobles de Makka adulaient et espéraient ?! Khadija qui avait apprécié durant presque deux décennies les loyaux services de Baraka n'hésita pas à lui dévoiler ses appréhensions et à lui confier ses raisons.

Elle lui disait souvent que Mohammad avait une mission à remplir et qu'elle ferait tout pour qu'il soit à la hauteur de celle-ci. Baraka ne comprenait pas très bien ce qu'elle insinuait, mais elle s'était juré de soutenir, elle aussi, celui qui l'appelait ''mère'' depuis déjà quarante années. Elle se contenta alors de sa situation d'esclave affranchie et laissa le soin à Khadija de comprendre le secret des choses. Du moment que Roukaya semblait séduite pas ce mariage et en était ravie !

Baraka toute à ses questionnements en oublia Ali et Aymane qui la laissèrent assise, le regard absent, pour revenir à leurs folles cabrioles. Elle les rejoignit dans l'espace ouvert du centre de la maison où ils se jetaient des poignées de terre à la figure en riant comme des petits fous.

Hind, le fils de Khadija y avait cultivé avec soin un carré de plantes odorantes et d'oliviers ainsi qu’un figuier chétif et esseulé. S'étant marié et fondé une famille, il venait souvent rendre visite à sa mère et à Mohammad qui avait été un vrai père pour lui, malgré le peu de différence d'âge entre eux. Khadija prenait tendrement soin de ses plants. Elle y respirait l’odeur de son aîné comme elle se plaisait à répéter.
Baraka supplia les enfants de se taire et de quitter le carré de Hind qu'ils abîmaient dans leurs jeux de gamins pleins de sève et d'entrain. Ils se mirent à la taquiner en imitant son accent très marqué par le zozotement. Ne tenant plus, elle finit par enfreindre les ordres de Khadija qui interdisait à Ali de sortir aux moments chauds de la journée. Elle ouvrit grand la porte en pestant contre les garnements qui s’élancèrent tels de jeunes cabris malgré la chaleur accablante. Ils s’éloignèrent, semant dans leurs sillages leurs rires d'enfants aimés et choyés.

La maison retrouva vite son calme. Tous ses occupants dormaient après un copieux et succulent déjeuner qu'une jeune esclave égyptienne fraîchement achetée avait préparé.

Baraka revint s'accroupir à l'ombre du figuier que Hind avait planté au beau milieu de son petit jardin. Elle se laissa bercer par le chant des cigales et les rumeurs feutrés des enfants qui jouaient maintenant au loin, tandis qu'elle plongeait dans son monde intérieur. Le soleil qui jouait entre les branchages mordit ça et là ses bras dénudés et son beau visage sans ride. Elle l'ignora. Les yeux plissés par le trop de lumière, tel un félin tapi, à l'affût d'un signe, d'une idée qui la rassureraient sur son bien-aimé.

Pourquoi Mohammad est-il si mystérieux ? Que lui arrivait-il?

Elle priait souvent les dieux de le protéger ainsi que sa famille qu'elle avait appris à aimer autant qu'elle le faisait pour lui.

Elle aimait Zaynab aux yeux de biche craintive, plus belle que l’aurore naissant, plus fine qu’un roseau dansant dans la brise.

Elle aimait Roukaya à la grâce inimitable que toutes les filles de la cité jalousaient pour son teint de pêche et son sourire tout en fossettes.

Elle aimait tant et tant la petite dernière à qui Mohammad avait donné le prénom de ''Oum Kaltoum'' (visage rond) lorsqu'après une nuit d'attente et d'angoisse, il vit sa bonne petite bouille ronde et froissée de nouvelle-née.

Khadija voulait lui donner les derniers fruits que pouvaient porter ses entrailles afin de le consoler de ce fameux matin où Al kassim était mort. Elle ne réussit pas à lui offrir un fils mais Mohammad était comblé. Baraka en était sûre ! Elle le connaissait trop bien.

Il n’y avait qu’à voir comment il respirait ses petites comme il respirerait des fioles de parfums lorsqu'il les prenait pour la première fois dans ses bras.

Elle en était sûre! Il les aimait vraiment et les traitait comme aucun homme n’avait jamais traité sa descendance femelle. Il jouait souvent avec elles et leurs rires fusaient dans toute la maisonnée et passait des nuits à les veiller lorsqu'elles étaient malades. Il leur parlait, les écoutait, partageait leurs joies et leurs chagrins de petites fleurs , les embrassait, les cajolait ! Baraka n'avait jamais vu cela de sa vie ! Elle était passée chez certains maîtres qui ne connaissaient même pas le nom de leurs filles !

Baraka semblait somnoler mais rien n’en était ! Elle continuait de voguer sur sa mer de doutes à la recherche de réponses qui la rassureraient! Qu’avait donc son Mohammad chéri? Khadija l’aurait fâché?

Elle sursauta à cette idée et, comme pour chasser les mouches, eut un geste brusque de la main qui fit cliqueter ses nombreux bracelets en perles multicolores. Elle roula des yeux, bougonna, la moue aux lèvres, contre cette idée qui osa l'effleurer concernant Khadija !

Khadija était une perfection faite femme! Elle aimait Mohammad comme aucune femme n’avait jamais aimé aucun homme se dit-elle. Jamais elle n’avait vu une épouse prendre autant soin de son mari!

Cette femme avait transformé la maison en un havre de paix où nul désagrément ne devait le toucher. Elle avait fait des miracles pour lui comme maîtriser les maltraitances du temps et n'en devenait que plus belle chaque jour. Elle prenait autant soin d'elle-même qu'au premier jour et Mohammad ne voyait d'elle que les plus beaux atours, ne sentait que les meilleurs parfums, n'entendait que les meilleures paroles!

Ses repas, c’était elle-même et personne d’autre qui les préparait , malgré les innombrables esclaves et les domestiques . Lorsqu'il était présent , elle était sa servante, sa dulcinée, sa sœur , sa confidente, son amie ! Lorsqu'il partait, elle se préparait pour le recevoir ! Elle soignait sa chevelure, ornait ses mains de henné et son visage du plus beau sourire d’Arabie. Khadija ne vivait et ne respirait que pour lui !

Quelle idée avait-elle eu là ! Mohammad l'adorait !

Cette maîtresse femme lui avait donné son âme et cherchait à lui plaire dans tout ce qu'elle entreprenait!

Elle avait accueilli Halima des béni Saad, sa nourrice comme une reine et l'avait comblée de dons! Elle lui avait embrassé le front comme on embrasserait une belle-mère! Ses oreilles étaient sourds à tous ceux qui aimaient semer le doute sur son union avec l'orphelin des béni Hachim!

Un bourdon, ivre de chaleur vint heurter le front de Baraka et piqua vers le sol. Cela sembla réveiller un peu plus de souvenirs pour son plaidoyer silencieux en faveur de Khadija!

Khadija avait même poussé la finesse jusqu'à acheter au prix fort un jeune esclave plus beau que le jour et plus robuste qu'un chameau et à l'offrir à son bien-aimé qui l'avait pris en grande affection et l'avait traité comme son propre fils. Il lui apprit le maniement de l'épée; les secrets du commerce et mille petites autres choses qu'un père apprend à son fils. Lorsque les parents du petit, tombé en esclavage, retrouvèrent ses traces, Zayd refusa de revenir avec eux et choisit de rester avec Mohammad. Celui-ci, ému, l'affranchit et le déclara être désormais son fils. Zayd avait comblé tout désir d'enfant mâle et Khadija n'en était que plus heureuse.

Que se passait-il donc alors?

Comme une réponse à cette question qui la taraudait, de grands coups furent frappés à la porte qu'elle avait refermée à clef. Baraka sortit de sa torpeur. Pensant que les enfants étaient revenus, elle se précipita avant qu'il ne leur vienne à l'idée de frapper encore plus fort. Elle tenait tant à ce que la pauvre Khadija ait un moment de répit !

Elle n'eut pas le temps de l'ouvrir assez grand que Mohammad poussa la porte d'une façon qu'il n'avait jamais eue. Baraka eut un petit cri d'effroi et son cœur s'emballa à s'en arrêter d'inquiétude. Elle n'avait jamais vu le visage de son fils adoptif aussi défait. Tout son être en fut secoué. Elle voulut le retenir mais il se précipitait déjà vers Khadija qui avait surgi comme par enchantement derrière elle.

La maîtresse se tenait très digne comme à son habitude et ouvrait grand ses bras comme si elle attendait ce moment depuis toujours. Elle était plus rayonnante que jamais et son visage gardait un calme étonnant. Baraka s'en trouva quelque peu apaisée.

Mohammad tremblant de la tête aux pieds se serrait la poitrine et pliait en avant comme sous le poids d'une force insoutenable. Khadija reçut son visage ruisselant de larmes et de sueur sur l'épaule. Elle referma ses bras sur lui en chape protectrice et fit signe de la tête à Baraka de l'aider à le soutenir jusqu'à leurs appartements.

Mohammad se laissa aller à la tendresse de khadija qui l’entraîna. Elle ne lui posa aucune question et Baraka suivit son exemple. Il avançait, appuyé sur les deux femmes. Ses lèvres étaient bleues comme par un temps de trop grand froid et des paroles à peine audible suintaient entre ses dents qui claquaient :

-"Couvrez-moi! Couvrez-moi !" répétait-il, l'air hagard et le dos voûté

 

 

Chapitre XIV :                                        Jibril

Nadia Yassine - 25/04/2010

Mohammad, la tête lovée sur le cœur de sa bienaimée racontait, la voix encore toute tremblante d’émotion. Khadija le berçait comme elle aurait bercé un enfant effrayé. Soulagé de partager enfin avec elle les fardeaux trop lourds qu’il portait seul depuis des mois, il lui dit ses peines et les bleus de son âme.

Depuis de longs jours et d’interminables nuits, une immense tristesse s’était emparée de lui. La vie avait perdu sa saveur et le ciel ses couleurs. L’amour et les rires de ses filles ne réussissaient plus à le combler. Même Khadija qui faisait encore battre son cœur après tant d’années n’arrivait plus à réchauffer celui-ci et les moments de quiétude et de bonheur que sa présence lui procurait d'habitude, ne l’enchantaient plus. Ni Aboubakr, son ami d’enfance; ni Hamza, son alter-ego avec lequel il aimait chasser; ni Abbas, son oncle adoré, complice de tous les moments ; ni Baraka qui l’aimait d’un amour unique et donnerait sa vie pour un sourire de lui ! Plus personne ne réussissait à le sortir de sa mélancolie.

Il ressentait un désir qu’il ne savait pas définir ; une souffrance qu’il ne savait pas décrire; un manque qu’il ne savait pas remplir; une soif qu’il ne savait pas assouvir ! Une douleur lancinante taraudait sa poitrine où son cœur se sentait, chaque jour, un peu plus à l’étroit. Il était prisonnier dans son corps qui se faisait, chaque jour, trop sombre pour la clarté à laquelle chaque atome en lui aspirait.

Qui était-il ? D’où venait-il ? Quel sens avait cette existence ? 
Parfois l’envie le prenait de disparaître et de n’être plus qu’un silence qui épouserait l’immensité de sable et de dunes. La souffrance des autres, de la vie l’insupportaient.

L’esclave qui trimait sans reconnaissance ni pitié de ses maîtres lui arrachait des larmes amères.

La veuve qui pleurait son époux disparu et ses enfants orphelins le touchaient profondément.

Il vivait les malheurs et les tristesses de ce monde dans sa chair.

Il était le pleur de la petite fille qu'il voyait mettre en terre et qui gigotait, espérant une main secourable.

Il était le cri perçant de l'oisillon qu'un faucon happait à la vie avant qu'il ne sache ce que voler signifiait.

Il était la complainte déchirante de la négresse à laquelle on avait vendu l'enfant à des terres lointaines.

Il était la rosée que le premier rayon de soleil asséchait sans merci.

Il était la nuit qui enveloppait le jour et le jour qui fuyait la nuit.

Il était le néant qui aspirait au tout.

Il était l'absence qui appelait la présence.

Il était la mort qui attendait la vie.

Les traditions barbares de son peuple lui pesaient lourdement et les idoles de la Cité lui donnaient la nausée.

Khadija le fit sursauter en posant sa main sur son front brûlant. Mohammad se consumait !

Il chuchotait, le souffle coupé, alors qu'elle acquiesçait de la tête comme si tout cela, elle le savait déjà. Elle aimait tant Mohammad et le connaissait si bien qu’elle savait ses souffrances sans qu’il ait besoin de les décrire. Sur son visage se lisait une expression de douleur comme si c’était son âme à elle qui se débattait, lâchant des soupirs brûlants. Khadija l’écoutait toujours et l’écouta encore et encore, sans se lasser; comme les rives écoutent la rivière, comme la terre écoute le ciel par les nuits étoilées. Chacune de ses paroles la touchait, la concernait, remuait tout son être. Elle recevait chaque intonation de douleur dans la voix de son époux comme une raison nouvelle de le soutenir et de l’aimer.

Mohammad, quant à lui, répétait le prénom de son épouse au détour de toutes ses confidences, comme un talisman, comme une incantation contre son mal-être :

- "Khadija ; Khadija, dit-il d’un ton effrayé, suis-je devenu fou?"

- "Non, Non, mon bienaimé, tu n’es pas fou ! Dieu d’Abraham t’en préserve ! Si la raison avait une source, ce serait bien toi! Pourquoi dis-tu cela!? Dis-moi ce que tu as subi pour m'être revenu avec un teint aussi blafard. Pourquoi trembles-tu comme une feuille au vent ? Pourquoi ton front est-il couvert de sueur ?''

- "Khadija ! Donne-moi à boire, encore une gorgée. Donne-moi à boire, je t’en conjure !''

Il but quelques gorgées.

Baraka revint alors à la charge et frappa à la porte. Khadija l’avait fait sortir avec beaucoup de tact et fermé la porte de leur appartement à clefs après qu’elle l’ait aidé à transporter Mohammad jusqu’à son lit. Baraka avait beau frapper et trouver mille prétextes pour le faire, Khadija restait sourde. Personne ne devait voir son bienaimé dans cet état de fragilité; même pas Baraka, sa deuxième mère.

Dans ces moments de douleur intense, elle voulait être sa femme, son amie, sa mère, son seul refuge, son unique confidente, son seul miroir. Elle savait d'instinct que ce qui l’attendait n’était pas facile à porter et elle ne voulait pas qu’il soit atteint par les doutes des autres ou par leur pitié.
Mohammad avait besoin de distance avec les autres pour l'instant. Elle l'avait compris lors de ses longues absences passées dans la grotte de Hira. Elle serait désormais son lieu de retraite, sa protection continue, sa Hira humaine.

Faisant un effort pour rester assis, Mohammad se tenait le front. Khadija s’assit en face de lui, posa ses mains sur ses genoux, sondant ses yeux de braise. Il la dévisagea longuement, cherchant un soutien dans ce regard plein d'amour et d'indulgence. Décidé à aller plus loin dans sa confidence, il articula sans qu’aucun mot ne veuille sortir de sa bouche aux lèvres d’où s’était retirée toute couleur. D’une voix secouée par l’émotion encore vive, il s'essaya difficilement à mettre des mots sur un évènement qui échappe à l'habitude des langues humaines. Khadija s’appliquait à rester impassible. Son cœur battait à se taire et elle sentait son sang courir dans ses veines et lacérer ses tempes, mais elle voulait être ce roc sur lequel il se réfugierait lorsque la vie fera eau de toute part autour de lui.

- "Khadija, khadija…je... je l’ai vu?"

- "Qu’as-tu vu, prunelle de mes yeux ?" répliqua-t-elle.

- "Khadija ! Poursuivait Mohammad, l’air hagard, le récit décousu et indécis. C’est vrai... j’entendais des voix depuis des mois. Je croyais que j’étais devenu fou... Des amis m’ont dit que les voyants et les sorciers entendaient des voix aussi ! ... Il y a des mois que ça dure ...Des palmiers se pliaient à mon passage et ...j’entendais clairement qu’ils me disaient ‘’ Salut à toi Mohammad, Prophète de Dieu’’... L’autre jour, je marchais en plein désert ... Khadija! ... J’ai entendu mon nom, clairement, distinctement ‘’ Mohammad ‘’ ! Je me suis retourné ! Il n’y avait rien... Rien qu’un monceau de pierres. Je me suis dit que c’était des djinns...au tout début... Je ne suis pas un voyant Khadija, je ne suis pas un sorcier !? N’est-ce pas ? Je suis quoi ? Ensorcelé !? Khadija, dis-moi ... je t'en supplie ...je suis ensorcelé !?’’

Khadija serra sa main dans les siennes. Elle aurait voulu lui insuffler à travers ce geste toute la quiétude nécessaire à l’enfantement qu'il vivait. Elle le regarda sans pouvoir lui apporter autre chose que des mots rassurants et une bienveillance sans limite. Exaspérée par sa propre impuissance à atténuer les affres de sa mue spirituelle, ses yeux se remplirent de larmes de dépit.

-‘’ Non, je te jure par le Dieu d’Abraham et de la Kaaba que tu n’es pas ensorcelé. J’ai assez vécu pour savoir ce qu’il en est, noble fils d’Amina. Tu es la lucidité même et le bon sens personnifié. Ne crains rien, mon unique, soleil de ma vie !’’

Elle continua d’une voix douce en posant ses mains sur le visage de son époux comme pour soutenir sa tête et effacer ses peines :

-’’ Pourquoi ? Pourquoi n’as-tu pas partagé tout cela avec moi ? T’ai-je jamais trahi ? T’ai-je jamais déçu ? Pourquoi as-tu gardé cette souffrance pour toi ? Tu sais bien que je donnerais ma vie pour que tu sois comblé et heureux ’’.
Mohammad la regardait sans la voir :

- ‘’ Lis, m’a-t-il dit, dit-il comme si Khadija n’avait pas posé de questions. Oui ! Il m’a dit... ‘’Lis’’...

- ‘’ Qui t’a dit de lire ? Lire quoi? Reprends tes esprits et raconte-moi tout, noble fils de hachémites’’

-‘’ Ce matin à l’aube... Je m’étais assoupi après une longue nuit où j’ai parlé au dieu de la Kaaba pour qu’il me vienne en aide comme il l’a fait pour la bâtisse sacrée l'année d'Abraha... Je... lui ai dit que si les éléphants avaient marché sur celle-ci pour la détruire ; les éléphants de mes incertitudes et de mes angoisses marchaient sur mon âme. Je l’ai supplié de me sauver de ma solitude sans fin dans ce monde sans sens... Alors que je sombrais dans le sommeil... J'ai senti une grande secousse qui me saisit de la tête aux pieds …Oui ! Quelqu’un est venu me secouer...J’étais encore à demi-endormi... Je ne sais plus! Ou pas encore ! Il faisait encore très noir ! Je crois ! Je … crois que je dormais encore ! C’était une voix sans en être une... Je ne voyais rien! J’entendais la voix de l'être qui m'avait secoué et je le savais très proche mais j'étais dans un gouffre où j'étais sans être. C’était étrange! Khadija ... Il essayait de me rassurer mais j’ai été pris de panique...Cette présence me donnait la chair de poule à me faire mal à la tête et dans tout mon corps endolori ... Je me sentais pris dans un tourbillon de sensations. Il était proche et si loin... Khadija ! Khadija ! Tu me crois! Je ne suis pas fou ! C'était un rêve mais aussi vrai que si j'étais éveillé. Khadija ! ‘’

-‘’ Oui, Mohammad, je t’écoute et je te crois ! Je suis là et je te crois !!Continue ’’

- ‘’ Je me suis réveillé...affolé et je suis sorti à l’orée de la grotte. J’ai cru que j’ai rêvé...Je retrouvai un peu ma quiétude lorsque je vis à la lumière de l'aube naissante le plissé rougeoyant des collines que relayaient les vallées devant moi à l’infini. J’ai vu les feux allumés çà et là dans les foyers de Makka qui se réveillait. Quelques singes qui avaient l’habitude de venir voler les galettes que tu me prépares pour ma retraite sautillèrent près de moi... Cela rassura mon cœur meurtri et je faillis me persuader que ce n’était qu’un rêve mais… c’est à ce moment-là que …ô Khadija... si tu l’avais vu !!!…’’

Il se tut, submergé encore une fois par l’émotion de cette rencontre matinale avec le surnaturel:

-‘’ Une silhouette... immense... majestueuse, surgie de nulle part, se dressa devant moi... dépassant les hauteurs où je nichais. Jamais je n’eus aussi peur de ma vie...Khadija! Tu me connais?! Je ne craignais ni les bêtes féroces qui venaient rôder autour de ma grotte, ni les brigands, ni les dangers du désert. Je ne suis pas un lâche...mais Khadija! C’est un être d’un autre monde... Je ne suis que fils de l’homme et sa vue m'a glacé de terreur... Il est d’une immensité que nul œil ne peut cerner … sa puissance est effrayante ! Sa splendeur... effarante’’

Khadija essuya son front où perlaient de grosses gouttes de sueur tandis que son regard sûr et droit lui disait toute la confiance qu’elle avait en son récit fabuleux :

-‘’ Calme toi mon bien-aimé. Calme-toi ! Je crois savoir qui est cette créature !’’

- ‘’ C’est vrai Khadija ?! Je ne suis pas fou ?! Je ne suis pas sujet à quelque malédiction ? ‘’

Elle lui serra la main de toutes ses forces en lui signifiant qu’il ne l’était pas. Sur son beau visage, il lit un brin d’inquiétude qu’un sourire plein de grâce essayait de camoufler :

-‘’ Khadija,! Là où je tournais le regard... il était là! Il était un mais pourtant partout! Je me sentais comme un infime petit grain de sable devant lui . O ma Khadija bien-aimée... Je me suis senti si seul face à ce que je voyais! Je n’ai pas eu le courage de le dévisager mais j’ai vu ses ailes ! ...D’immenses et innombrables ailes qui filtraient une lumière intense. Sa voix alors résonna à mes oreilles et fit vibrer tout mon être d’une crainte révérencielle. Elle se voulait très douce mais elle me transperça comme autant d’épées. Je n’avais pas mal... Non ! J’étais juste secoué par l’effroi et un flot de sensations incroyables ... qui firent battre mon cœur à en croire qu'il allait exploser et sortir de ma poitrine. ’’

Des coups frappés violemment à la porte de la pièce firent sursauter Khadija. La voix de Ali se fit entendre :’’- Tante oum-Hind, ouvre s’il te plaît. Ouvre ! Le fils de tante Oum Aymane m’a griffé au visage.’’

Khadija ne répondit pas. Ali insista. Khadija se leva, résignée et entrouvrit la porte :

-‘’ Que veux-tu Ali ? Ne t’ai-je pas dit de ne pas déranger tes aînés lorsqu’ils se retirent dans leurs appartements ou qu’ils se reposent ? Va retrouver Baraka ! Je vais venir voir ce qui se passe dans un petit moment. Dis à Oum Kalthoum de te faire un onguent. Elle s'y connait ’’

Malgré l’état dans lequel il se trouvait, Mohammad objecta:

-‘’ Ouvre lui la porte Khadija, ouvre lui ! Je ne supporte pas que l’on rabroue cet enfant ! Viens mon agneau ‘’

Khadija ouvrit la porte bon gré mal gré. Ali s’engouffra, l’air penaud, les joues en feu. Son petit kamis vert lui collait au corps tant il était en nage de sueur. Baraka apparut comme par magie dans l’embrasure de la porte. Elle avait un petit air mutin qui voulait dire qu’elle n’y pouvait rien ! Elle voulait qu’on la rassure!

Ali se précipita dans les bras de Mohammad qui fit un grand effort pour paraître calme et dispos. Il était un père pour Ali et un père devait être toujours fort. Il eut un geste de la main pour Baraka dont la noirceur de la peau avait tourné sous l’effet du mauvais sang qu’elle se faisait depuis que son bien-aimé était revenu de la grotte.
L’enfant s’agenouilla à la place que tenait Khadija. Celle-ci resta debout près de la porte, attendant qu’Ali la repasse et lui signifiant de la même façon de ne pas trop s’attarder. Ali raconta ses déboires à Mohammad. Un chagrin d’enfant face à une souffrance de Prophète se dit Khadija ! Quel monde et quelle ironie du destin ! La petite mine de Baraka lui arracha un sourire fatigué que l'affranchie lui rendit de ses dents éclatantes de blancheur, heureuse d'avoir entrevu son bienaimé, bien en vie. Cela lui suffisait pour l'instant. Elle croisait ses mains sur son cœur en signe d'inquiétude et ses yeux vifs sondaient le visage de son fils de lait, y cherchant quelques indices révélateurs.

Mohammad essuya d’une main tremblante les larmes de son petit cousin qui dessinaient un ru sur sa joue poudrée de poussière et de sang. Il n’entendait pas vraiment ce que l’enfant lui disait mais il souriait pour le consoler. Ali ayant fini de pleurnicher rejoignit la porte, décidé à en découdre avec Aymane. Khadija le retint par l’épaule. Il leva ses grands yeux de velours vers elle en reniflant tandis qu’elle sortait un petit morceau de tissu en soie de son décolleté et essuya les égratignures de l’enfant puis lui pinça le nez et le poussa tendrement vers Baraka, la sommant d’appeler Zayd pour résoudre le litige. Mohammad l’interpella alors :

- ‘’ Ali !’’ .

L’enfant se retourna, l’air candide, vers son cousin.

- ‘’ Ali, Si je te disais que je vois ce que d’autres ne voient pas. Me croirais-tu ? ‘’

Ali, intrigué tout d’abord par la question, se gratta la tempe où collait une boucle de ses cheveux mouillés. Il regarda d'un oeil vif son cousin puis Khadija. Il dit alors sur un ton où se mêlait gravité et naïveté qui surprit fortement sa tutrice :

- ’’ Cousin ! Je te crois dans tout ce que tu fais et ce que tu dis ! Si tu veux ! Je mourrais pour toi ! Si quelqu’un te veut ou te fait du mal, je n'hésiterai pas à lui livrer une guerre sans merci et le transpercerai de mon épée ! Oui ! je te crois, je te croirai et je mourrai en croyant en toi.’’

Baraka, sur le pas de la porte, avalant les ‘’m’’ et rognant les mots plus encore que d’habitude lui dit aussi sans que personne ne lui posa de questions :

-‘’ Moi aussi, je te croirai Mohammad même si tu me dis que t’as vu ton grand-père Abdoulmoutalib et ta mère Amina courir dans le ventre de Makka. Je te croirai même si on découpait en morceaux mon fils Aymane pour que je ne le fasse pas !’’

Mohammad, l’émotion à fleur de peau depuis l’aube, eut les larmes aux yeux. Khadija se tint quelques secondes, abasourdie devant tant de dévouement de la part d’Ali dont le visage poupin était encore celui de l’insouciance. L’enfant alla rejoindre son compagnon de jeu la laissant, un moment, perplexe.

Mohammad, vidé de ses forces,bascula sur le côté sans prendre la peine d’étendre ses jambes. Recroquevillé, entourant ses genoux de ses bras, il dit à Khadija d’une voix torturée :

- ‘’ Couvre-moi ! Couvre-moi ! J’ai très froid ’’

Khadija ôta son châle et courut l’en couvrir. Il y blottit son visage, respirant le parfum qu'il aimait tant. Elle lui passa un oreiller sous la tête et lui caressa doucement les cheveux en se penchant vers lui afin de l’entendre sans qu’il ne fournisse trop d’effort :

- ‘’ Que s’est-il passé alors, mon bien-aimé ? L’être immense t’a-t-il dit quelque chose ?’’
- ‘’ Oui, oui ! Claqua des dents Mohammad. Il m’a dit... qu’il s’appelait Jibril. Il m’a dit que... j’étais le dernier des Messagers de Dieu ! Il m’a dit ce... qu’il m’avait dit dans ce que j’ai pensé être un rêve.’’

Khadija blêmit au nom de Jibril.

Le moment était donc arrivé ! Le moment qu’elle avait attendu depuis des années ! Le Messager tant attendu après Jésus était parmi eux. Il était là, entre ses mains ; c’était son époux, son bienaimé, le père de ses enfants. Un sanglot monta de ses entrailles mais elle le ravala avec force. Ce n’était pas le moment de flancher ! Elle avait été créée pour soutenir l’Espoir fait homme et pour garder ouverte la porte de l’Unique : Celui que son peuple avait oublié.
Elle était la gardienne de Son temple et Son temple avait le mal de l’Inconnu. Il gisait là, tremblant comme une feuille, touché par l’expérience que seuls quelques élus avaient vécue parmi un nombre d’humains plus grand que celui des étoiles du firmament.

A suivre ...

 

 

 

Jibril (suite et fin)

Mohammad, fébrile, continuait :

- ‘’ Tu sais ! Sa voix... C'était comme une nuée d’abeilles à nulle autre pareille. Des milliers et des milliers, des tribus d'abeilles qui bourdonneraient. J’ai failli m’évanouir... tellement mes oreilles étaient envahies par ce bourdonnement. Lis, Lis me disait-il! C’était …assourdissant’’
Khadija écoutait !

- ‘’ Je lui ai répondu par trois fois que je ne savais pas lire... A la troisième fois... je me sentis propulsé et... Il me serra dans une sorte d’étau ou… de tissu …ou...dans ses mains peut-être ! Je ne voyais plus rien...n’entendais plus rien! Je n’arrivais même plus à respirer. Je croyais... être mort lorsque... je me retrouvai à ma place... et que mes oreilles se mirent à bourdonner encore une fois. Je ... J’entendis alors des paroles...o Khadija !!! Les plus belles que j’aie jamais entendues !

‘’ Lis au Nom de Ton Seigneur qui a créé ; qui a créé l’Homme d’une... part de chair agrippée. Lis... par le plus généreux des Seigneurs qui a enseigné par l’usage de la Plume. Qui a enseigné à l’Homme ce qu’il ne savait pas ! ‘’
Ses paroles sont gravées là... là...''

Il frappa de son poing sa poitrine. Khadija frissonna comme s'il faisait grand froid. Chavirant toute entière, elle perdit toute contenance. Son corps plia doucement, un peu plus à chaque mot qui prenait possession de son secret. Sa tête, sans qu'elle le voulut, se prosternait un peu plus à chaque mot, jusqu’à ce que son visage atteigne l’oreiller où reposait la tête de son bienaimé. Elle l’y cacha pour étouffer les sanglots qu’elle ne réprima plus.

Elle n’était plus cette maîtresse femme que nulle chose ne pouvait ébranler. Elle n'était plus qu'un être humain que la rencontre du divin heurtait de plein fouet. La rencontre avec le Mystère ébranlait tout son être, et la lumière qui avait jailli dans son ciel à travers les mots tatoués dans le cœur de son époux, la terrassait. Ils restèrent ainsi un moment, communiant à travers le silence déchiré par ses sanglots.

Après un moment qui dura une éternité, Khadija se releva, sereine, bien que les yeux gonflés d'avoir trop pleuré. Elle sortit le bout de soie qui avait servi à effacer les traces de sang d’Ali et s'en essuya le visage. Puis elle dit avec une voix toute nouvelle :

'' Lève-toi Mohammad, le temps de se reposer n'est plus! Par celui qui a créé Khadija, fille de Khouaylid, Dieu ne t'inflige point de malheur en te faisant Prophète. Tu n'oublies point tes liens du sang. Tu reçois tes hôtes avec générosité. Tu défends les faibles. Tu donnes aux pauvres. Tu secours les victimes de l’injustice. Ce ne peut être qu'une bonne nouvelle que tu as reçue là! Je savais depuis toujours que ce sont des mœurs de Prophète ! Ne doute pas de cela! Tu es Prophète et j'en atteste !''

A ces mots, Mohammad s’assit. Il était encore désemparé mais Khadija lui avait redonné la force de se relever et d'accepter ce destin. Khadija croyait en lui avant qu'il ne sache ce qu'il était vraiment !!!

Une pluie de questions l'assaillit. Prophète ? Il était Prophète ? En quoi cela consistait-il? Quelle mission l'attendait? Que pouvait-il apporter à son peuple ? Comment pouvait-il les convaincre, lui qui était illettré et n'aimait point la guerre et le sang versé? Que devait-il leur dire? Comment devait-il agir? Que voulait dire Jibril en lui disant '' Lis''?

Jibril!!! Jibril!!! Jibril!! Il s'était répété ce nom comme s'il pensait à Zayd ou Ali ou Zaynab! Il le sentit plus proche de son cœur que ceux qu'il avait toujours aimés. Un sentiment étrange s'éveilla en lui. Malgré la grande peur qu’il avait provoqué en lui ; Jibril lui manquait déjà ! L'ivresse qu'il avait
ressentie en sa présence n'avait de pareille que la terreur qu'il lui avait inspirée. Il ne savait même pas si Jibril allait revenir?!

Comme si elle lisait dans ses pensées, Khadija, transformée, lui tendit un kamis immaculé et parfumé :

- '' Lève-toi fils de Abdoullah et de Amina et change toi! Nous avons un bout de chemin à faire. Je connais quelqu'un qui nous dira tout sur Jibril. Tu en auras le cœur net et éloignera tes doutes que ce soit un mauvais esprit. ''

Elle prit une jatte, imbiba de son eau un morceau de tissu en coton qu'elle tira d'un grand coffre où elle rangeait soigneusement ses affaires et ceux de son époux. Elle en rafraichit tendrement le visage éprouvé de Mohammad et s'appliqua à lui redonner bonne allure. Elle lui passa le linge sur les tempes, le front, le nez. Il se laissa faire comme un enfant docile. Il était si las. Elle versa ensuite un peu d'eau au fond de sa paume et la passa dans ses cheveux puis le coiffa :
- 'Voilà, nous sommes prêts, dit-elle. Suis moi … Prophète !''
Elle accompagna son invitation d'un sourire qui se voulait radieux, mais ses yeux disaient une inquiétude sans nom. Mohammad la regarda, plein de confiance et d'admiration. Emue, elle se hissa sur ses pieds et déposa un long baiser sur son front de Prophète puis s’agenouilla à ses pieds et dit solennellement, le visage rayonnant d'une foi nouvelle, encore humide de ses larmes, levé vers lui :

‘’ Je te jure, messager de Dieu que je te serai aussi fidèle dans ta mission que le soleil l’est à l’aurore chaque matin. Je vivrai pour toi et je mourrai pour toi. Je mets à ton service mon cœur, ma vie et ma fortune. Je t’aime de deux amours désormais. L’un comme une femme aime un homme et l’autre comme un pauvre disciple aime un élu de Dieu. ‘’

Mohammad lui sourit . Le cœur à l’abri de tant d’amour et de confiance , il se dit que rien de mauvais ne pouvait lui arriver en compagnie d'une telle femme…Il en remercia, en son for intérieur, Celui qui avait envoyé Jibril et créé Khadija !

 


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